Le pouvoir de la bienveillance
Le commandant d'une caserne de la 2e Région militaire était dans tous ses états. Le colonel Chadli Bendjedid, patron de la 2e Région militaire, allait procéder à une visite d'inspection chez-lui. Tout devait être nickel. Il savait que le colonel était quelqu'un d'affable, mais il savait aussi qu'il ne badinait pas avec la discipline et l'ordre. Un jour, il l'avait entendu dire que le pli du pantalon du militaire devait être impeccable quel que soit le moment, en parade, en ville ou ailleurs. Bigre... Il avait d'ailleurs sévèrement rappelé à l'ordre un officier du contingent qui avait le col de sa chemise légèrement froissé, oh si légèrement, mais ce détail n'avait pas échappé aux yeux scrutateurs du colonel. C'est dire si le commandant était averti. C'est pour cette raison qu'il ne voulait rien laisser au hasard. L'air sévère, il donna, dès 8 heures du matin, les consignes suivantes au djoundi qui occupait le poste de garde à l'entrée de la caserne: «Le colonel Chadli Bendjedid va arriver vers 10 h du matin. Quand tu verras une DS noire, tu lèves la barrière prestement et quand elle rentre, tu l'abaisses l» Et pour mieux se faire comprendre, il répéta les instructions trois fois.
Pour le djoundi qui ne faisait que ça depuis son affectation à ce poste, c'était un jeu d'enfant en deux temps: il soulève la barrière et il l'abaisse, quoi de plus simple? Il était tellement expérimenté qu'il pouvait le faire d'une main, les yeux fermés. Mais voilà, il n'avait jamais eu l'honneur d'accueillir le patron de son patron. Raison pour laquelle il était fébrile. À 10 h pile, la voiture arrive, la barrière se lève et, avant même que la DS ne franchisse le poste de police, voilà la barrière qui s'abat dans un fracas terrible sur le capot. Silence de mort. On entendrait une mouche voler. Le commandant au garde-à-vous était statufié.
Il ne savait plus où se mettre. Le pauvre djoundi, quant à lui, tremblait de tout son corps, sa main tremblotante l'avait trahi. Il était bon pour le cachot. Et même pire. Le regard furibond du commandant lui promettait toutes les sanctions. Comme dans un cauchemar, il vit dans un brouillard le colonel s'approcher de lui et lui dire d'une voix douce: «Tu es d'où mon fils?» Il s'entendit répondre d'une voix chevrotante: «De Ghardaïa, mon colonel...» Et Chadli de poursuivre: «Cela fait combien de temps que tu n'as pas vu ta mère?» Il répondit en hoquetant: «Six mois, mon colonel!» Et le colonel de se tourner vers le commandant et de lui intimer: «Vous donnez un congé de trois mois à ce jeune homme qui a besoin de repos.» Le geste du successeur de Boumediène a un nom: la bienveillance qui n'est autre que la capacité à montrer de l'attention, de l'indulgence et de l'amabilité à autrui, quelle que soit la situation et quelle que soit la personne. Cette histoire m'a été racontée il y a longtemps par l'oncle du soldat. Il avait des trémolos dans la voix. Alors que les blagues les plus méchantes sur le colonel, devenu président, faisaient le bonheur de certaines couches du peuple et notamment la plus instruite, cet homme défendait bec et ongles le colonel devenu Président. «Ce Président, aussi gentil, mérite respect et admiration. Un homme qui avait compris en une fraction de seconde que mon neveu était très fatigué, physiquement et nerveusement, est beaucoup plus intelligent que les crétins qui se moquent de lui.»
Jusqu'à aujourd'hui, il garde dans son coeur une place à part pour Chadli auquel il accole toujours la fonction de Président alors que Boumediène n'a droit qu'à son nom. Miracle de la bienveillance. Boumediène justement. Lui aussi fut, à un certain moment où sa vie a été menacée, d'une bienveillance supérieure.
Victime d'un attentat qui a failli lui coûter la vie, il fit oeuvre de clémence en pardonnant aux séditieux, leur évitant ainsi une mort certaine. Cette clémence pour ceux qui n'avaient aucune clémence pour lui n'a d'autre nom que la bienveillance.
Continuons. En 1986, j'étais en reportage à Tiaret pour le compte du prestigieux hebdomadaire Révolution africaine de Zemzoum, Abdou B., Ameyar, Rezzoug, Hamdi, Josie Fanon... Après avoir interviewé un pur-sang arabe ou un cheval-barbe, je ne sais plus, j'ai rencontré Tahar Benferhat, le capitaine et défenseur central des Verts et de la JSMT des années 1960-70. C'était un homme comme on n'en fait plus: droit, franc et direct. Et quelle stature! Nous avions discuté fort tard dans la nuit sur sa carrière, sa vie de famille et une foule d'autres sujets. En arrivant à la fin, alors que le jour pointait son nez, il me lança: «Je peux remercier quelqu'un?» Je m'attendais à ce qu'il rende hommage à ses entraîneurs de l'équipe nationale, Ibrir, Leduc ou Zouba, pour ne citer que ceux-là, à ma grande surprise il évoqua le wali: «Wallah, on ne le remerciera jamais assez pour sa bienveillance, à chaque fois que nous sollicitions le wali pour des cas désespérés de joueurs ou simplement de citoyens en détresse, on le trouvait toujours à nos côtés, Allah yahafdou.
Il s'impliquait lui-même directement pour prendre en charge nos problèmes, si bien qu'on aurait aimé qu'il reste éternellement dans notre wilaya. Certains voulaient même écrire à Chadli, mais on avait peur de lui porter préjudice en montrant notre attachement et notre affection pour lui.
On s'est dit mieux vaut ne rien faire car il y a tellement de jalousie en politique.» Le nom de ce fameux wali? Abdelmadjid Tebboune.
La bienveillance est le propre des personnes qui laissent des traces lumineuses sans l'avoir voulu. Sans l'avoir cherché. Sans rien attendre en retour. On l'a ou on ne l'a pas. C'est un don de Dieu qui se cultive et dont les fruits ont le merveilleux goût de l'humanité.