Le pouvoir du gourdin
L'Algérien ne se courbe que devant Dieu. Et si on cherche à le faire plier de force, ni il ne rompt, ni il ne rampe; il s'insurge et rabaisse celui qui voulait l'abaisser.
On ne s'est pas longtemps attardé sur cette scène, ni on ne l'a commenté outre mesure; pourtant, elle est fondatrice d'une nouvelle forme de la diplomatie, celle du no bullshit (pas de baratin).
Mais n'allons pas trop vite. Revenons à cette séquence qui fera date. Replay. La voici La scène - et quelle scène! -: AbdemadjidTebboune assis, l'air sévère et le longiligne président des Émirats Mohamed Ben Zayed Al-Nahyane penché sur lui, comme pour une révérence. Une allégeance. Un baise-main. Même quand il est debout face au dirigeant émirati, le président maintient son avantage. On le voit fronçant les sourcils devant l'homme qui, sous des airs cauteleux, a manqué à l'Algérie et à son peuple. Manqué?
Le mot est faible. Rectifions: a comploté contre l'Algérie. Un ennemi d'autant plus redoutable qu'il avance masqué. Si vous manquez de vigilance, si vous manquez de lucidité, si vous vous laissez attraper par l'arsenal de courbatures fraternelles que certains pays du Golfe ont à leur disposition, vous sentirez bien vite une douleur lancinante qui vous déchire le dos car c'est toujours dans le dos, en traître, qu'ils frappent sous couvert de fraternité arabe! Hein, avez-vous vu ça: la fraternité! Là où d'autres dirigeants algériens n'auraient rien dit, ou si peu, avec force salamalecs et sourires pour respecter les usages diplomatiques, là où certains auraient usé de l'understatement britannique (dire le moins pour signifier le plus), une sorte de litote mais en plus fin, le président employa l'arme la plus redoutable, pour reprendre Machiavel, celle de la vérité, désarçonnant sans doute le responsable émirati qui s'attendait de sa part à des circonvolutions et à des avatars euphémiques, ce qui est la règle dans ces sphères-là, préparant avec soin sa réponse en conséquence.
Hélas! pour lui, il avait compté sans le style Tebboune: mélange d'orgueil ombrageux, de fierté sourcilleuse et de virilité assumée dans la lignée du président Boumediène, qui pointait son cigare vers celui qui l'insupportait. Mais Boumediène agissait à l'abri des caméras, dans le secret de son bureau ou des cabinets feutrés; Tebboune non. C'est devant le monde entier qu'il a envoyé son message non verbal (le spectateur ne pouvait pas entendre le dialogue entre les deux hommes), plus impactant qu'un million de mots dans la presse. L'oeil impitoyable de la caméra a saisi la colère de l'un et la mine déconfite de l'autre; l'un qui parle à voix haute, tel un adulte, et l'autre qui chuchote à l'oreille, tel un enfant. Et qui chuchote à l'oreille s'il vous plait sinon celui qui est habitué à conspirer, celui qui est pris la main dans le sac et qui essaie de s'expliquer, de s'excuser? En choisissant la voie de la vérité nue, sans fard, le président a coupé toute retraite diplomatique à son interlocuteur.
L'autre voulait sans doute jouer au malin, à l'échange d'amabilités qui cachent sous le miel le fiel; Tebboune a déplacé l'échange sur le ring, là où il n'y a aucune échappatoire, sinon celle de la vérité des poings. Acculé par ce président qui ne mâchait pas ses mots, sans doute a-t-il pensé à ses parents qui l'avaient élevé dans le culte de la Révolution algérienne, la seule dans le monde arabe, à verser autant de sang pour sa liberté alors que les pays du Golfe versaient leur pétrole.
Peut-être avait-il oublié ce qu'il avait appris: l'Algérien ne se courbe que devant Dieu. Et si on cherche à le faire plier de force, ni il ne rompt, ni il ne rampe; il s'insurge et rabaisse celui qui voulait l'abaisser. Un jour, un diplomate du Golfe m'avait demandé, en riant, s'il est vrai que si on coupe un doigt à un Algérien, il vous coupe le bras. J'ai répondu: «Et si vous le poussez un peu plus, il vous coupe le reste!» Il a continué à rire. À rire jaune.
Après cette séquence, le responsable émirati a appris, à ses dépens, qu'on ne touche pas l'Algérie impunément. C'est exactement ça la diplomatie de Tebboune: tout se paye cash, en bien ou en mal mais, en même temps, tout est négociable fors l'honneur. Le président fait partie de ceux qui veulent économiser du temps et de la salive, en faisant fi du jargon sans muscles et sans nerfs de certains diplomates. Lui sait que, parfois, pour faire entendre raison à l'adversaire, il vaut mieux avoir un gros gourdin dans la main. C'est le plus efficace argument diplomatique.
C'est mieux que d'avoir avec soi le meilleur diplomate du monde dont le langage châtié et onctueux est souvent pris pour de la mollesse. La diplomatie du gourdin avec ceux qui ne connaissent que les rapports de force est la meilleure voie. La meilleure pour faire entendre sa voix. Un gourdin dans une main, une rose dans l'autre; le gourdin pour les gredins et la rose pour les alliés. Ainsi pourrait-on résumer la nouvelle ligne diplomatique de l'Algérie qui n'est rien d'autre que l'incarnation du caractère algérien dans ce qu'il a de plus authentique. On n'échappe pas à ses racines.