Pour une sociologie du pain
Pain, khobz ou aghroum, un mot qui dit beaucoup. Rien d'important n'a été écrit sur le pain dans la culture en Afrique du Nord et dans le monde arabe, alors qu'il est à l'origine de nos guerres, de nos révolutions, de nos migrations, de nos insomnies et de notre sueur. Quand je pense au pain, je pense à ma mère, aux femmes de mon village, à mon cartable scolaire où je glissais chaque matin un morceau de pain pour calmer ma faim à midi, pendant la pause entre les cours de la matinée et ceux de l'après-midi.
Dans mon village, depuis que j'ai pris conscience du monde qui m'entoure, j'ai trouvé les gens - hommes et femmes, jeunes et vieux - jurant sur le pain. Jurer sur le pain est le serment le plus grand, le plus noble et le plus sincère. Celui qui a mangé un morceau de pain chez quelqu'un ne le trahira jamais, ne le décevra jamais. L'expression populaire que l'on entend souvent, «entre nous, il y a du sel et du pain», signifie que la relation entre deux personnes est solide et ne peut être altérée ni par l'argent, ni par le commerce, ni par l'éloignement, ni par l'âge.
Jadis dans les campagnes, le pain n'était pas un symbole de richesse, mais sa présence signifiait que l'essentiel est assuré. Quand le pain est sur la table, la satisfaction est présente et le bonheur éclaire les visages. Un morceau de pain, tout comme une feuille écrite en arabe, ne doit jamais être jeté par terre. Dèsque quelqu'un trouve un bout de pain ou un papier écrit en arabe, il le ramasse, l'embrasse et le place en hauteur ou le glisse dans une fente du mur.
Celui qui a du pain chez lui ne sera jamais humilié. Le pain représentait la satisfaction de la famille et de l'individu. Sa présence procurait de la joie. Tout le monde attendait que le pain soit posé sur la table avant que les plats ne soient servis. Une table sans pain est une table bancale. Jadis, le pain avait un autre goût! Il n'avait rien à voir avec celui d'aujourd'hui. La farine vient pourtant du même blé, le blé n'a pas changé, mais le pain, lui, a beaucoup changé. Ou bien est-ce nous qui avons changé? Autrefois dans notre village, comme dans tous les villages, il n'y avait pas de boulangerie où les gens faisaient la queue pour acheter leur pain. Le pain ne se vendait pas. Il était pétri et cuit dans les maisons, sur un feu sacré et béni. Le pain, avait une odeur exceptionnelle qui embaumait les modestes maisons. L'histoire du pain commence par le jour de la mouture, une journée spéciale. Les villageois transportaient leurs sacs de blé et d'orge jusqu'au seul moulin de la région, sur le dos de mules ou d'ânes. Le moulin fonctionnait deux jours par semaine: un jour pour le blé, un autre jour pour l'orge. Le Moulin de Ouled Haroun. Lorsque le blé ou l'orge rentrait à la maison sous forme de farine, ma mère plongeait sa main dans le sac, prenait une poignée de farine, la frottait entre ses doigts, la humait, puis rendait son verdict. Parfois, elle s'indignait: «Ce n'est pas de la farine, c'est de la terre!», ce qui signifiait que le pain qui en sortirait serait sans goût et informe. D'autres fois, elle souriait, signe que la farine donnerait un pain délicieux. Ma mère ne se trompait jamais. Dans notre village, comme dans tous les autres, ma mère - comme toutes les femmes - préparait du pain chaque jour, hiver comme été. Elle commençait à pétrir tôt le matin. Je la voyais assise, malaxant la pâte en fredonnant une chanson. Après le pétrissage, la pâte était placée dans une grande assiette d'argile gasaâ recouverte d'un tissu léger en été ou d'une couverture épaisse en hiver. La pâte était enveloppée comme un nourrisson gâté, laissée à lever pendant une heure ou plus, selon la saison et la météo. Il suffisait à ma mère de soulever le tissu pour savoir si la pâte avait levé. Puis elle le refermait vite, comme si elle craignait qu'il prenne froid. Parfois, elle tapotait la pâte doucement, comme pour la réveiller ou lui dire: «Ne tarde pas à lever, le soleil est déjà au milieu du ciel!» D'où venait la levure du pain, ou «l'khmara», comme nous l'appelions? Ce n'était pas des sachets de levure achetés en magasin, comme aujourd'hui. La levure était un morceau de pâte de la veille, mis de côté et ajouté à la nouvelle pâte du jour suivant.
La cuisson du pain commençait vers dix heures du matin pour être prête vers midi. Il n'y avait pas d'horloge murale chez nous, et ma mère n'en avait pas besoin. Son horloge biologique et l'ombre du mur principal rythmaient ses journées. Chaque femme était fière de son pain. C'était un art. On se moquait de celle qui brûlait son pain, elle était traitée de femme bavarde. L'oeil ne dort jamais quand le pain est sur le tajine de terre cuite. Autrefois, une fille était considérée comme prête à se marier dès qu'elle savait pétrir et cuire le pain. La maîtrise du pain était un signe de maturité physique et sociale. Préparer du pain, comme préparer du couscous, c'était un rituel sacré. Chaque femme savait comment gérer la cuisson sur le tajine de terre cuite (Afan Aghroum, en tamazight). Les tajines avaient leurs qualités et leurs défauts: il y avait les légers, les froids, les bombés, les rugueux, les collants, les brûlants... Ils étaient fabriqués dans le village de Bider, réputé dans toute la région de Tlemcen pour la poterie.
Lors des mariages, il était de tradition que les femmes apportent en cadeau deux ou trois grands pains, un pain de sucre et une boîte de café ou de thé vert.
Les pains étaient rassemblés dans une grande pièce de la maison des noces. La mère du marié reconnaissait ses invitées à leur pain en dévoilant les présents enveloppés dans des foulards colorés.
Même pendant le repas de noces, où chaque table accueillait six à huit convives, le pain circulait et chacun savait de quelle femme il venait.
La sociologie du pain est l'image la plus sérieuse, sincère et profonde de l'Histoire des peuples dans leur lutte pour la liberté, la dignité et la justice.