Reflexion/L’amour, la peur, le beau, le laid...
La culture dans la psychanalyse
Les personnages de la littérature, des contes, ne sont que des représentants transformés des figures parentales, des hommes et des femmes qui ont compté pour nous ; des personnages sur lesquels et contre lesquels nous nous sommes constitués à l’échelle individuelle.

Par Abderrahmane SI MOUSSI*
Ce texte ne prétend pas être une version psychanalytique scientifique sur la culture. Il représente plutôt un jet spontané du regard d’un psychanalyste sur la culture. Cette contribution reste sérieuse, et fidèle à l’esprit freudien sur cette question. L’auteur n’a pas voulu supprimer certaines répétitions qui peuvent être utiles dans la complexité d’un propos spécifique.
Ce n’est pas par hasard que les écrits de Freud ont porté sur tout ce qui est humain, du mythe à la pathologie avérée, en passant par l’art. Pour lui, la culture est une continuité de l’humain, une projection de son essence. La culture, dans toutes ses formes, n’est qu’un espace étendu de déploiements divers du psychisme humain et de ses contenus inconscients. Depuis la nuit des temps, les hommes ont étalé, dans une diversité infinie de créations, leurs angoisses, leurs peurs, leurs incertitudes et leurs espoirs. Ils appréhendent le beau, le laid, l’amour, dans ses variantes (de soi, de l’objet), la haine, la peur, qu’ils déplacent de la scène psychique sur la roche, sur le papier.
Ces choses essentielles prennent des colorations correspondantes, ou sont joliment décorées et transformées. Par ailleurs, chacun de nous, artiste ou profane, a pour tâche de réguler et d’élaborer ces excitations avec plus ou moins de réussite. On arrive à les structurer, à les contenir, à les nommer, à les symboliser etc. Ou à l’inverse, ils font échec à la pensée, au langage et à toute forme de créativité. D’autres fois, ces excitations sont écoulées dans des formations symptomatiques et de douleurs psychiques. L’art, l’écriture, la culture de façon générale, comme la maladie, ne font rien d’autre que symboliser, déplacer et transformer ces choses marquées. Nous sommes façonnés par l’héritage le plus lointain, comme par nos transmissions immédiates, par l’intermédiaire des parents.
Les apprentissages cognitifs
Et nous façonnons les choses, en fonction de cet héritage, parfois «comme», parfois « contre» mais toujours en fonction de ce matériau. Nous créons à partir de ce que nous sommes et de ce que nous imposent notre histoire personnelle et celle de l’espèce. Le sang et l’angoisse colorent toute créativité humaine et toute culture. Le désir, l’amour et la haine, en sont les ingrédients essentiels. À l’image du mythe d’Œdipe-roi, les contes, les écritures, les arts et la « maladie» mentale, tout en nous, et dans le meilleur des cas, le produit des identifications successives aux lignées filiales. L’ogre, la sorcière, les personnages des romans, ne sont que des copies revisitées, affadies, emballées, camouflées, des séries d’identifications proches ou lointaines, qui peuplent la scène psychique. La mère n’est pas que tendresse. Le père n’est pas que loi. La bisexualité psychique, est un bricolage des figures parentales, avec la complexité de chacun et du couple qu’ils forment.
L’œuvre créée est, à l’image de la naissance psychique, un processus complexe, qui s’achève pratiquement avec le déclin du conflit œdipien ; le summum de l’élaboration humaine. Un condensé de la création et de la créativité humaine, qui finit de civiliser, de cadrer, l’infantile et le sauvage en nous. Une issue salutaire, à l’impasse du désir impossible, du tabou. Modèle de la création la plus raffinée de l’humain, qui se place enfin dans une identité sexuelle assumée. Un processus qui prédestine à devenir un homme ou une femme, créateur de soi-même.
C’est avec, contre et en fonction de ce processus fondamental, que se construit toute création et toutes les créativités. Il est une source essentielle de l’irruption de la pensée sur soi, sur le monde et sur la loi. La création la plus rigoureuse, la science, ou la création artistique la plus sublime et libre, comme les inhibitions les plus fortes, sont liées aux bouillonnements des modalités d’inscription et de la qualité du dépassement du conflit œdipien. Une élaboration qu’on peut schématiser par « Tiens, je suis le fils de mes parents ! Ils constituent un couple dont je suis exclu. Un jour, je ferais comme papaou maman ». Il s’agit du premier véritable acte de naissance de la psyché, de la pensée et de l’humain, dans ce qu’il a de plus subtil et d’avancé. A l’échelle d’une personne, le triangle fondamental mère-père-enfant, structure ou déstructure notre destin évolutif, notre capacité à se créer et à créer. Les apprentissages cognitifs et culturels n’échappent pas à ce travail souterrain d’identification (différencier les objets et les choses) et d’identifications (se transformer suivant des modèles), que nous rencontrons de façon nuancée sur le divan du psychanalyste, ainsi que dans les créations humaines les plus diverses. Ces dernières portent les marques du psychisme, plus que les traces de la nature et des excitations extérieures. Cette projection, plus ou moins réussie dans un autre espace figuré, ressemble à ce que chacun de nous fait de sa névrose et de sa vie. Sublimer ce matériel dans l’art et la culture, c’est rendre beau, poétique, le malheur menaçant. On tente de dompter les démons intérieurs, pour les faire danser dans un langage apaisant. On les emprisonne dans des tableaux innocents, célébrant la victoire de la pensée. Les livres, les musées, la poésie, représentent des célébrations de cette transformation-élévation de l’humain ; des tentatives salutaires de restaurer en permanence la paix intérieure. Un élan et un effort incessants de projeter le mal hors de soi et de le rendre vivable. Dans le cas les plus heureux, l’obscurité macabre s’expose aux regards éblouis, loin de sa source interne. Ce n’est pas par hasard que les humains célèbrent depuis toujours leurs créations culturelles. Elles transforment le pire en nous, en le meilleur.
Les créations symboliques
La magie artistique, comme la « maladie», expurgent le mal. Elles le fixent pour réduire sa destructivité, sa dangerosité. Le poème le plus réussie fait évanouir les charges violentes dans des mots réjouissants. Nous célébrons l’amour pour ne pas voir la haine. La culture apaise nos sens et nos cœurs. Elles plaquent nos maux et nos failles sur des tableaux, où ils se perdent à l’infini. Elles les enferment dans des sonorités, des mots et des chants, lavés jusqu’à la pureté-illusion.
Cependant, la culture, la poésie et toutes les beautés, n’épuisent jamais les obscurités humaines et ses abjections. Elles sont enfouies en nous, comme elles sont enfouies dans les arts les plus sublimes. Elles sont domptées, cadrées, feutrées, mais toujours à l’affût, dans des couches les plus minces, les interstices les plus fins. Parfois, elles transparaissent des œuvres les plus sublimées. L’étude des arts et des artistes regorgent de ces expressions macabres et dramatiques. Parfois, elles dégradent certaines œuvres, dont elles réduisent l’éclat.
Freud a parlé de l’appareil psychique comme d’un appareil de transformation. Le psychisme ne fait que transformer du matériau. Le névrosé produit des formations symptomatiques. Une création qui est le prix de la douleur atténuée. Un compromis qui réduit le pire. On produit une phobie, plutôt que d’affronter un monde monstrueux. La culture et l’art ne font pas autre chose. Ils transforment les incertitudes en scénarios attirants et apaisants des peines, devenues peu visibles. Freud a montré que le mythe représente une projection dans la culture du conflit intrapsychique universel. Le travail de la pensée individuelle pour dompter l’angoisse, possède donc une grande proximité avec toutes les créations culturelles. Ce sont les mécanismes et les processus du premier, qu’on retrouve dans d’autres dynamiques formelles, dans les seconds. Dans les deux cas, on s’efforce de dompter le sauvage en nous afin de gagner en paix intérieure. Pour la personne ou pour la culture, la création et la créativité garantissent des respirations essentielles. À l’opposé, les contraintes à penser, à la tolérance au conflit ou à l’angoisse, imposent un enfermement étouffant. La vie est mouvement, transformation et relativité. À l’inverse, la maladie relève de la spécialisation. Les personnages de la littérature, des contes, ne sont que des représentants transformés des figures parentales, des hommes et des femmes qui ont compté pour nous; des personnages sur lesquels et contre lesquels nous nous sommes constitués à l’échelle individuelle. Les créations symboliques s’entraînent aussi dans l’enchaînement infini des transmissions et de l’héritage humain.
Une dynamique qui est à la fois l’expression du mythe individuel (marquage et transformation du conflit intrapsychique) et du mythe créé par la culture dans l’histoire de l’espèce. Chacun de nous est un représentant et une transformation de cette double complexité. La culture est une projection de l’humain en nous, avant d’être un agent créateur. Bien sûr que la culture façonne chacun de nous en fonction de son espace-temps. Mais elle est avant tout une projection transformée du matériau humain en nous, à commencer par les conflits psychiques originaux. Nous sommes un produit du jeu d’identifications inconscientes aux figures parentales, avant d’être le produit des prescriptions et apprentissages culturels. Tout comme le produit artistique est le fruit de la subjectivité de l’auteur et de son niveau de projection. Une projection transparente de soi, ou à l’inverse, une projection où l’être s’efface, jusqu’ à paraître inexistant.
La cure psychanalytique est elle-même une œuvre continue de création. À partir de sa propre parole, en enfourchant sa langue, le patient réalise une série de transformations dans un terrain miné, pour s’inscrire progressivement dans une paix relative, dans le monde qu’il a longtemps fui et déformé. Il se crée et naît en tant que nouvelle personne. À ses yeux, il devient un beau miracle, comme toutes les belles créations qui illuminent la terre, devenue plus ferme. On s’émancipe, en retrouvant sa dignité d’homme ou de femme. Les sens lisent alors les réalités avec plus de clarté, avec des couleurs éclatantes. La culture et l’art œuvrent dans la même direction. Rendre belles, attrayantes, voire simplement acceptables, les noirceurs et les douleurs que chaque humain porte en lui et qu’il partage avec ses semblables. Être capable de se mesurer à soi devant dans le miroir, comme dit le poète. Des créations qui soignent notre narcissisme, d’où doit décliner la toute-puissance ou la faille la plus béante.
L’art, comme la névrose, ne guérissent pas les maux humains. Ils les apaisent ; ils contiennent leur fureur. Dans les meilleurs des cas, ils élèvent le sauvage en nous au firmament de la beauté. Ils ne soignent pas nécessairement le créateur de ses blessures, même s’ils les cicatrisent, en les couvrant de membranes esthétiques. Anoblir, embellir l’âme humaine, est un des buts ultimes de la création. Les tentatives spontanées à la personne, ou extérieures à elle, poursuivent les mêmes desseins. La culture et le psychisme humain sont fortement interconnectés. La psychanalyse voit en la culture, l’expression de l’héritage millénaire et présent du psychisme humain.
Des bruits effrayants de fureur
Un psychanalyste ne s’embarrasse pas du narcissisme et du racisme des petites différences, que les démons intérieurs transforment en source de violences multiples et en guerres, dont on ne peut s’extraire. Heureusement que l’amour s’efforce de contenir la haine, toujours menaçante. C’est le propre de l’art et de la culture de contribuer à apprivoiser la bestialité en nous. Les professionnels de la santé mentale tentent, eux, de réduire ce côté sombre, chez toute personne qui a la force d’affronter et de changer la face hideuse en lui. Il n’est pas étonnant que la beauté présente une analogie avec la santé. Les deux réfèrents à de douces sonorités, plutôt qu’à des bruits effrayants de fureur.
Ces développements expliquent le succès large du roman. Car, au fond, tout œuvre contient l’histoire individuelle de chaque personne et celle de l’espèce humaine. Un même matériel, avec une certaine variabilité, qui indique que les humains sont des frères, qui jouent dangereusement à être ennemis. Une lutte inévitable, qui aide à se différencier et à s’aimer. À l’exemple de l’adolescent qui doit s’opposer, voire détester ses parents, pour apprendre à s’en détacher et prendre le chemin de la maturité.
*Abderrahmane Si Moussi, ancien professeur de psychologie à l’université d’Alger, psychanalyste, membre adhérent à la Société Psychanalytique de Paris, écrivain.