Assia Djebar (1936-2015)
Les vies d’Assia
Par Lamia KHALFALLAH*
Elle était l’étudiante -la première algérienne- à entamer des cours d’histoire à Sèvres d’où elle s’était fait expulser pour avoir défendu son pays natal. Dans un voyage en boomerang de Cherchell à Paris, Assia Djebar, au double nom Fatima-Zohra Imalhayène, n’a pas eu qu’une double nationalité. Elle était plusieurs femmes en même temps ; d’abord porteuse du nom de sa tante, sœur de son père, qui s’appelait également Fatima-Zohra, puis enfant à la double éducation, française et coranique, avant de se consacrer aux langues étrangères, dont le latin. Ensuite, elle était l’étudiante -la première algérienne- à entamer des cours d’histoire à Sèvres d’où elle s’était fait expulser pour avoir défendu son pays natal. C’est là qu’elle passe du statut d’étudiante à celui d’écrivaine, sous son nom de plume et sous d’autres cieux que ceux de sa famille où aborder certains sujets était sacrilège. D’autres vies ont alors commencé pour elle : celle d’épouse, de mère adoptive, d’enseignante à Rabat et de chercheuse à propos d’une figure sainte de Tunis, de professeure -la seule à l’époque- qui donnait des cours d’histoire contemporaine dans son pays d’origine après son indépendance, avant de le quitter à nouveau pour incarner la réalisatrice et l’élue à l’Académie royale de la langue française de Belgique et de l’Académie française pour enfin voler en Autriche, au Canada ou encore en Allemagne. Son périple se termine à Cherchell, la ville qui l’a vue naître, le 6 février 2015. Dix ans après, cette femme aux multiples vies est toujours mal connue de ceux qui n’ont pas su comprendre l’essence de ses travaux, car faute de maîtriser l’arabe officiel, elle n’avait écrit que dans la langue du colonisateur et n’a ainsi pu briller pleinement qu’en dehors du pays qu’elle a tant chéri et décrit car étant sien, loin de toutes ces femmes dont elle a si bellement peint le quotidien et si subtilement raconté les misères dans ses œuvres, loin de cette terre qu’elle a défendue dès son adolescence et enfin loin de cette société à laquelle elle n’a jamais vraiment appartenu malgré ses incarnations diverses. Des lieux portent son nom ici et ailleurs, un prix littéraire lui est dédié chaque année en Algérie et son nom coule sur les langues, mais on ne reconnaîtra sa vraie valeur qu’en se réincarnant dans ses vies, ce qui n’est pas évident quand on n’est pas elle.
*écrivaine