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Assia Djebar (1936-2015)/Un autre regard

Sur les traces d’une immortelle

Il y a mille et une façons d’être écrivain, et aucun écrivain n’est tenu de ressembler à un autre.

Par Lynda CHOUITEN*

Quand on me demande de conseiller les écrivains en herbe, je proteste souvent: d’abord, parce que j’ai l’impression d’en faire partie, moi qui ai toujours écrit mais qui ai publié mon premier roman (Le Roman des Pôv’Cheveux) il y a à peine un peu plus de sept ans, et ensuite, parce que je crois qu’il y a mille et une façons d’être écrivain ; qu’aucun écrivain n’est tenu de ressembler à un autre. C’est pourquoi je n’écris pas comme mes prédécesseurs, malgré tout le respect que je leur porte.
C’est pourquoi, malgré la grande admiration que m’inspire Assia Djebar, je n’écris pas comme elle. Je n’ai lu de Djebar que trois romans : La Soif, Loin de Médine et Vaste est la prison. Des trois, le premier m’a semblé le plus enchanteur, le plus hypnotique. Peut-être le plus audacieux aussi, puisque, à vingt ans à peine, Djebar y raconte le jeu de séduction entre Nadia, jeune bourgeoise algéroise, Ali, mari de son amie Jedla, et le beau brun Hassein. Ce roman n’a pas fait que des contents. On a reproché à Djebar cette audace-là, et surtout, son silence à propos de la guerre contre l’occupation qui faisait rage au moment où le roman a été écrit – en 1957. Pourtant, l’écrivaine avait, quelques mois plus tôt, suivi le mot d’ordre appelant les étudiants algériens à faire grève, raison pour laquelle elle a été exclue de l’Ecole normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, où elle suivait des études en Histoire ; c’est d’ailleurs cette exclusion (provisoire) qui lui permettra de se consacrer à l’écriture de La Soif. Publié plus de trente ans plus tard, après de nombreux autres romans, Loin de Médine a été écrit dans l’urgence, comme une tentative de freiner l’idéologie obscurantiste qui avait commencé à s’installer et, surtout, une façon de refuser le sort peu enviable – et c’est là une litote – que cette idéologie réservait aux femmes.
Dans ce roman historique paru en 1991, nous retrouvons des femmes ayant vécu à l’époque du Prophète(Qsssl) ; des femmes remarquables qui se sont distinguées en tant que rawiyate, poétesses ou guerrières. À travers ces femmes de talent et/ou de caractère, Djebar nous offre une version de l’Islam différente de celle que voulaient imposer les fanatiques de son époque à elle : une version où les femmes, à commencer par Aïcha, l’épouse bien-aimée du Prophète et sa non moins bien-aimée fille Fatima, avaient leur mot à dire et étaient respectées par les hommes de leur communauté. On retrouve ce souci de raconter des destins de femmes et de prêter une voix à celles qui n’en ont pas dans Vaste est la prison, paru quatre ans plus tard (en 1995). À travers trois générations de femmes – Isma, sa mère, Bahia, et sa grand-mère Fatima – Djebar nous raconte l’enfermement, les mariages forcés et la dépendance (d’une autorité masculine) qui sont souvent le lot des femmes dans ce pays qui est le nôtre. Mais elle raconte aussi la lutte de ces femmes. Elle nous raconte comment, après la mort de son vieux mari, Fatima reprend sa liberté de mouvement, emmenant sa fille dans sa montagne natale puis renouant, quinze ans plus tard, avec le calme raffiné de Césarée (Cherchell). Elle nous raconte comment Bahia troque son héritage culturel andalou et son voile strict contre une tenue européenne et une langue française à la diction parfaite pour rendre visite à son fils, emprisonné à Rouen. Elle nous raconte, enfin, comment Isma devient la femme émancipée que sa mère et son aïeule peinaient à être, renversant symboliquement le schéma patriarcal traditionnel en se décrivant comme «androgyne», tandis qu’elle prête à son époux des vertus «féminines» telles que la patience, la capacité de pardonner et… un soin excessif de son corps et de sa propreté.
À travers toutes ces femmes et d’autres encore, Djebar dénonce, de manière parfois subtile, le joug subi par ses sœurs algériennes, mais nous montre aussi comment ces sœurs se révoltent, de manière ouverte ou plus discrète. Oui, Djebar était le porte-voix des femmes ; n’est-ce pas à elle qu’on doit la fameuse boutade : «Chez nous, même une pierre serait féministe»? Féministe, c’est justement le qualificatif que beaucoup de lecteurs ont employé pour décrire mon roman Une Valse, pour lequel j’ai décroché, en 2019, le prix portant le nom de cette immense écrivaine. Car oui, mon héroïne Chahira Lahab est une femme qui lutte contre un environnement oppressif et misogyne ; oui, la condition féminine est au cœur de plusieurs de mes écrits ; et oui, mes romans font souvent l’éloge de la liberté, de la soif d’émancipation, qui a donné son titre au premier roman de Djebar. Et, à bien y réfléchir, ce n’est pas la seule chose qui nous relie. Mon écriture est sans doute plus nerveuse, plus saccadée, peut-être plus persifleuse que le rythme plus lent, plus majestueux, des phrases djebariennes – forcément, elle est née à une époque plus moderne, qui se rit des solennités et, parfois, même de toute idée de grandeur. C’est dans cette époque que mes écrits sont, jusqu’à présent, ancrés. Je ne me suis pas, pour le moment, aventurée dans des époques lointaines pour parler des premières décennies de l’Islam ou de Jugurtha, que l’historienne-romancière évoque en marge de l’intrigue principale de Vaste est la prison. Pourtant, je pense modestement que, à travers des écrits comme Une Valse, Des Rêves à leur portée ou encore Les Blattes orgueilleuses, transparaît mon amour des mots et des phrases bien tournées, trahissant un peu l’influence des classiques que j’ai lus dans ma jeunesse, bien que je m’amuse parfois à maltraiter la langue française, comme je le fais dans Le Roman des Pôv’Cheveux. Et puis, un peu comme mon auguste aïeule, j’aime à truffer mes romans et nouvelles de références diverses à mes nombreuses lectures – à caractère littéraire plutôt qu’historique, il est vrai. Et voilà que je me félicite, moi qui ai commencé cet article en prônant la nécessité de se détacher de ses prédécesseurs – même les plus grands, même les plus admirés – de trouver des similitudes entre mon écriture et celle de Djebar. Dans The Madwoman in the Attic (La Folle du grenier), les critiques Sandra Gilbert et Susan Gubar soutiennent que les femmes qui écrivent vivent mal leur statut de «marginales», de minoritaires – écrire n’est pas ce qu’on attend d’une femme dans nos sociétés patriarcales – et qu’elles se réjouissent toujours de trouver des femmes les ayant précédées dans cette voie et ce, quel que soit le poids littéraire de ces écrivaines plus âgées. Que dire quand «l’écrivaine plus âgée» en question a impressionné le monde entier à la fois par son érudition, sa langue belle et épurée et son engagement réfléchi ? Je me dis cela et le prix qui m’a été remis il y a un peu plus de cinq ans ressemble tout à coup à une promesse : celle de faire mienne son exigence d’excellence et de me hâter de découvrir ses nombreux trésors que je n’ai pas encore lus.

*universitaire et écrivaine, lauréate du grand prix Assia-Djebar

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