L'Expression

{{ temperature }}° C / {{ description }}

Cité introuvable.

Jean-Pierre Guéno, historien, à l’Expression

«La France a lourdement pollué le Sahara»

Normalien, historien, écrivain et journaliste, Jean-Pierre Guéno se définit comme un «passeur de mémoire». Après avoir dirigé le développement culturel de la Bibliothèque nationale française, la communication interne de La Poste et les Éditions de Radio France, il aide aujourd’hui La Poste à «réenchanter» le monde de l’écrit.

Jean-Pierre Guén est l’auteur de plus de 90 ouvrages. Le système colonial français en Algérie ne lui est pas étranger. «Paroles d’Algérie - Lettres de torturés (1954-1962)», est une œuvre emblématique. À cœur ouvert, Jean-Pierre Guéno répond à nos interrogations traitant des questions mémorielles : les Accords franco-algériens de 1968, le contexte politico-français en pleine bataille électorale présidentielle du mois d’avril prochain, la montée de l’extrême droite et le phénomène Zemmour… etc.

L'Expression: L'État français a ouvert ses archives judiciaires de police et de la gendarmerie «en relation» avec la guerre d'Algérie avec quinze ans d'avance sur le calendrier légal. Quelles sont les catégories professionnelles accessibles aux archives?
Jean-Pierre Guéno: Après l'accès aux archives sur les personnes disparues ouvert en 2020, la France a ouvert, avec 15 ans d'avance,celles conservées aux Archives nationales, aux Archives nationales d'outre-mer, dans les services départementaux d'archives, dans le service des archives de la préfecture de police, dans les services d'archives relevant du ministère des Armées et à la direction des archives du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères et qui sont liées aux affaires judiciaires et aux enquêtes policières. Les archives accessibles ne concernent pas toute la période de la colonisation, mais celles datant de décembre 1954 à décembre 1966. Ce sont des dossiers liés aux nationalistes algériens, aux partisans de l'Algérie française, à l'Organisation armée secrète (OAS). Ils concernent des faits commis en Algérie et en métropole. Il reste d'autres archives non encore accessibles, en particulier celles des services de renseignement. On peut songer également, au lourd passé des expérimentations nucléaires françaises en Algérie, dans le Sahara. Les accords d'Évian signés en mars 1962, à la suite de la guerre d'Algérie, ont autorisé des expérimentations dans le Sahara jusqu'en juillet 1967. Ces expérimentations sont longtemps restées secrètes. 17 essais nucléaires ont été réalisés entre 1960 et 1966 sur les sites d'In Ekker et de Reggane, le premier, Gerboise bleue, datant du 13 février 1960. Le statut de colonisateur de la France explique la possibilité de telles expériences dans le sud du pays, mais leur poursuite après l'indépendance laisse perplexe.

Que s'est-il,alors, passé en réalité?
La majorité des essais nucléaires par l'armée française (11 sur 17) a été réalisée après 1962. Une partie des accords d'Évian reste encore secrète. On peut se douter que l'État français n'a pas laissé un grand choix aux autorités algériennes pour poursuivre les essais jusqu'en 1966. D'autres essais sur d'autres types d'armes biologiques et chimiques ont sans doute été poursuivis dans le Sahara jusqu'en 1976. La France a lourdement pollué le Sahara. Elle y a laissé des déchets hautement radioactifs qui auront une durée de vie de 24 000 ans. La radioactivité des bombes pour lesquelles la France a fait des essais en Algérie était 10 à 20 fois plus grande que celle des deux bombes d'Hiroshima. Ni le gouvernement français, ni le gouvernement algérien, n'ont organisé de campagne d'information ou établi de suivi médical auprès de la population, qui aurait permis d'avoir des données précises et de savoir les conséquences de ces essais. Le 5 janvier 2010, la France a voté la loi «Morin», qui prévoyait une «procédure d'indemnisation pour les personnes atteintes de maladies résultant d'une exposition aux rayonnements des essais nucléaires français réalisés dans le Sahara algérien et en Polynésie française entre les années 1960 et 1998». Si cette loi a été traduite en tahitien pour les habitants de la Polynésie française, où la France a réalisé 193 essais nucléaires après ceux d'Algérie, la traduction pour les victimes arabophones se fait toujours attendre. Il n'y a eu que 50 personnes de nationalité algérienne qui ont réussi à monter un dossier en 10 ans et il n'y a eu qu'une seule personne qui ait pu obtenir réparation: un militaire d'Alger qui avait travaillé sur les sites au moment de leurs fermetures. Aucune personne de la population civile, habitant les régions contaminées, n'a donc été indemnisée.

Le contexte politique français, notamment l'élection présidentielle d'avril prochain, n'est-il pas en relation avec l'ouverture des archives?
Il est évident que la chasse aux voix est ouverte pour tous les candidats, tous décidés à ratisser très large. Emmanuel Macron n'échappe pas à cette tentation. Le problème c'est que ces électeurs tant recherchés appartiennent à une espèce en danger parce qu'en voie de disparition, décimée qu'elle est par l'abstentionnite! Avec 20% des voix un candidat peut être élu. Toute mesure, toute déclaration rapportant quelque% de voix supplémentaires est donc exploitée. Par ailleurs, les candidats clivent tous au lieu de chercher à rassembler. Ils n'oublient pas le vieux précepte «Diviser pour mieux régner».

Selon-vous quelles sont les voies permettant aux Français et aux Algériens de dépassionner les débats sur la mémoire commune et d'extirper celle-ci des enjeux politiques?
C'est tout simplement de purger l'Histoire, une fois pour toutes, en faisant réapparaître l'histoire de la colonisation sur des écrans radars de la mémoire sur lesquels elle a longtemps brillé par son absence. On en a fait des tonnes sur la décolonisation. La colonisation a longtemps été laissée de côté, tant elle n'était pas glorieuse. Ma théorie c'est que les deux Guerres mondiales répertoriées au cours du XXe siècle ont été précédées par une première guerre mondiale et déjà à caractère économique: la guerre coloniale. À mes yeux, la Grande Guerre de 14/18 n'est rien d'autre que la réintroduction dans les frontières de l'Europe de la guerre coloniale qui dévorait le monde depuis 1830. La conquête-éclair de l'Algérie par la France entre 1830 et 1850, c'est un peu la répétition anticipée du massacre d'Oradour-sur-Glane tous les 15 jours.

L'accord bilatéral franco-algérien signé le 27 décembre 1968 semble être remis en question par une partie de la classe politique française. Ce rétropédalage ne risque-t-il pas de devenir une nouvelle pomme de discorde entre Alger et Paris?
Plus de 50 ans après leur adoption par les gouvernements des deux pays dans le cadre de la circulation des personnes, les accords de 1968 entre l'Algérie et la France refont à nouveau surface dans le débat politique en France.
Plusieurs personnalités politiques affirment haut et fort leur intention de revoir et pour certains d'annuler carrément ces accords entre l'Algérie et la France. L'accord de 1968 régit les conditions dans lesquelles les ressortissants algériens peuvent être admis à séjourner en France et à y exercer une activité professionnelle, ainsi que les règles concernant la nature des titres de séjour qui peuvent leur être délivrés et leur durée de validité. L'accord en question définit également les conditions dans lesquelles les conjoints et les enfants mineurs des ressortissants algériens peuvent s'établir en France. En cas d'annulation de l'Accord de 1968, c'est toute une série de droits en matière de circulation des personnes entre l'Algérie et la France, de titres de séjour et de regroupement familial qui seront remis en cause.

Restons sur la problématique de l'Accord de 1968 entre Alger et Paris: qu'en est-il des avantages économiques et autres... accordés à la France? Lesquels sous-entendent d'ailleurs, que l'Algérie demeure toujours une chasse gardée de la France?
Il faut rappeler enfin que les accords de coopération pétrolière algéro-française de 1968 avaient donné à la France et aux sociétés pétrolières françaises une position prééminente, privilégiée et quasiment post- coloniale dans l'exploitation du pétrole algérien, concédant à la France 75% du total des zones couvertes par des concessions et par voie de conséquence, des revenus de l'ordre de 350 milliards d'anciens francs et des économies de devises de 1 250 millions de dollars.
La France continuait à détenir jusqu'en 1971 environ 20% des parts de la Société de la raffinerie d'Alger, dont la production servait principalement le marché algérien. Enfin, dans le domaine de l'exploitation du gaz naturel, la participation française s'élevait, notamment à 74,5% du capital de la société d'exploitation de Hassi-Messaoud, à 34% du capital de la Compagnie algérienne de méthane liquide (Camel) et à 50% du capital de la Somalgaz. Lorsque le président Houari Boumediene a annoncé le 24 février 1971 aux cadres syndicaux de l'Union générale des travailleurs algériens (Ugta) sa décision de nationaliser l'industrie des hydrocarbures, reprenant le contrôle par l'État algérien de l'infrastructure de transport et de production du pétrole, ainsi que de 51% des actifs des entreprises pétrolières françaises, les rapports de force entre anciens colonisateurs et anciens colonisés avaient véritablement commencé à s'inverser... Déjà à l'époque, il y a 50 ans les relations entre la France et l'Algérie s'étaient tendus comme elles se raidissent actuellement lorsque la France limite artificiellement la délivrance de visas d'entrée aux ressortissants algériens et lorsque l'Algérie refuse le survol de son territoire aux avions militaires français. Comment peut-on expliquer l'acharnement de l'extrême droite française (Éric Zemmour, Marine Le Pen...etc.) contre les Maghrébins et les musulmans en général? Ne sommes-nous pas là en train de ressusciter les guerres de religion et «la raciologie»?ejets, en opposant les actifs aux chômeurs, les actifs aux retraités, les jeunes aux vieux, et les Français de souche aux migrants et aux Français d'origine étrangère. La mémoire de la guerre civile tragique, qui a déchiré deux pays frères entre 1954 et 1962, reste chargée de gangrène et marquée par le déni.

Le phénomène Zemmour et consorts (acteurs de l'extrême droite française) n'est-il pas en contradiction avec les valeurs de la République?
Il y a une contradiction totale non seulement entre le phénomène Zemmour et consorts et les valeurs de la République, mais aussi une contradiction totale entre les rejets qu'il implique et les valeurs du christianisme; Il y a également, une contradiction totale entre le phénomène Zemmour et consorts et les valeurs de l'Europe.
L'humanité est aujourd'hui placée face à une alternative: laisser les pays dits nantis se transformer en citadelles afin de refuser le partage et le gaspillage qui sont les deux grands fléaux qui nous caractérisent, ou concevoir que l'humanité ne progresse jamais que grâce aux grands brassages et à l'esprit de partage. Debout, collés et serrés comme dans un meeting, les 8 miliards de Terriens qui peupleront bientôt la plante pourraient tenir sur une fois et demie l'île de Corse. Notre planète n'est ni géographiquement, ni démographiquement surpeuplée.
Elle est économiquement et socialement surpeuplée pour deux raisons: le refus du partage lorsque 10 individus accaparent 50% des richesses du globe, et le grand gaspillage lorsqu'un tiers de ce que nous produisons passe à la poubelle.

De Quoi j'me Mêle

Placeholder

Découvrez toutes les anciennes éditions de votre journal préféré