RETOUR SUR LES CHEMINS QUI MONTENT DE MOULOUD FERAOUN
Aimer dans la Kabylie d’antan
Au-delà de la trame passionnante du roman Les Chemins qui montent, l´écrivain Mouloud Feraoun permet au lecteur d´aller au fond de la personnalité de la société kabyle des années quarante et cinquante. Certains passages de ce roman ressemblent d´une manière frappante à ce qui se vit dans la Kabylie d´aujourd´hui, notamment les épisodes inhérents à l´émigration. Même dans les chemins qui montent, les jeunes sont déchirés entre le désir irrépressible d´aller à la quête d´une vie «meilleure» en France et l´attachement viscéral envers la terre natale et nourricière. Mais concernant le mode de vie à l´époque et à la manière d´aimer, le lecteur ne peut franchement déceler presque aucun point commun.
L´histoire d´amour est racontée par les deux personnages. C´est une structure originale qu´a choisie l´écrivain. La deuxième partie est présentée sous forme d´un journal qui s´étale sur douze jours. Amer, qui aime Dahbia, commence par raconter sa peine suite au décès de sa mère. Des passages qui rappellent L´Etranger d´Albert Camus. Mouloud Feraoun s´interroge sur l´existence et sa fugacité.
Le narrateur, qui est aussi le personnage principal ne se contente pas de narrer sa passion, mais il évoque aussi son conflit avec Mokrane, un rival d´hier et d´aujourd´hui. Le premier attaque Amer tandis que ce dernier le méprise. Mais le mépris est parfois une solution fatale quand son adversaire n´a pas de limite et est capable de tout. La disparition de la mère de Amer est un événement douloureux qui terrassera celui-ci. Du jour au lendemain, Amer se retrouve seul dans la vie car il n´a pas eu le temps de fonder une famille.
La douleur de la solitude est décrite avec des mots crus par Mouloud Feraoun qui sait dire l´indicible avec les vocables de tous les jours. La mort de sa mère anéantit Amer, mais pas son coeur puisqu´il souffre à cause de son amour pour Dahbia. Mais cette passion est impossible. Mokrane, dont la haine envers Amer est infinie, déshonore Dahbia en s´en prenant à elle un jour qu´elle se rendait à la fontaine du village. Amer ne savait rien de cette histoire, au départ, mais il finit par tout découvrir. Comme à l´époque, on ne parlait pas de ce genre de choses, Amer souffre en silence. Il décide d´écrire un journal avant de mettre un terme à ses jours. Amer non plus n´est pas un ange puisqu´il est aussi soupçonné d´être l´amant de Ouiza, la femme de Mokrane. Pourtant, les deux hommes, sont ensemble amoureux de Dahbia. Mokrane, bien qu´épris de Dahbia, ne pouvait point l´épouser parce qu´elle n´était pas de son rang. Dahbia non plus n´éprouvait qu´aversion envers Mokrane et n´avait d´yeux que pour Amer. Mouloud Feraoun ne s´attarde pas sur l´épisode du «viol» et il ne précise même pas si l´incident s´est déroulé avec le consentement de la jeune fille. Il laisse ainsi le champ libre au lecteur afin de conjecturer sur la thèse qui lui sied. Amer fait face à une crise identitaire qui finit par le consumer. De mère française, il a toutefois une âme kabyle. Il souffre d´être perçu comme un homme kabyle par les siens, lui, le fils de madame. Il n´est chez lui nulle part, ni en France ni dans son village Ighil Nezman. Pourtant, il se sent mieux au village. C´est à la suite de la mort de sa mère que la tristesse de Amer atteint son paroxysme et le couve de manière terrible: «Chaque retour vers le passé me laisse un goût d´amertume et l´avenir m´apparaît plus noir que cette nuit-ci, couvert d´un voile épais, de mille voiles épais sous lesquels il n´y a strictement rien.» Amer, dans son journal effleure son enfance et ressasse des souvenirs insoutenables ayant engendré des vides qu´il ne pourrait jamais combler. Il parle d´espoirs déçus, de souhaits non réalisés, de petites ambitions jamais avouées et de rêves secrets et naïfs. Amer, à l´instar de beaucoup de Kabyles a vécu une enfance violente, faite de couscous, de galette puis de bagarres à la djemaâ et à l´école, sans oublier les insultes qui marquent à jamais: «Il m´a fallu me débrouiller tout seul, tomber malade et attendre de guérir, porter ma faiblesse comme une exaspérante infirmité et attendre impatiemment d´être fort, ne pas bien comprendre nos moeurs, nos gens, notre morale, et grandir pour apprécier tout cela à sa juste valeur.» En lisant le journal de Amer, Dahbia est gagnée par les remords. Elle découvre l´âme de l´homme qu´elle a aimé sans calcul et sans espoir. Un amour n´ayant duré que six mois, mais l´ayant marqué de façon indélébile, comme quoi le temps ne peut aucunement constituer une mesure de l´amour. Dahbia parviendra-t-elle à oublier cet homme si différent à ses yeux? Elle se demandera sans doute, inlassablement, si vraiment cet homme a existé un jour car l´amour, une fois disparu, ressemble à un rêve. Mais Dahbia doit oublier tel que le lui conseille sa mère Melha à laquelle les années ont prouvé que la vie n´est pas un rêve. Leur amour n´a duré que six mois avant de les séparer si brutalement. Mais Dahbia continue, à cause de son âge, à accorder plus d´importance au rêve car la réalité l´écrase. C´est un cauchemar qui planera devant elle à chaque fois que l´image de Amer «viendra chasser en souriant». Son rêve deviendra-t-il pour elle la réalité?