BOUQUINISTES D’ALGER
Dans la tourmente, Le devouement
Dans tous les recoins d’Alger, le marché du livre fait florès. De l’esplanade de la Grande-Poste à la rue Victor Hugo, en passant par bien d’autres endroits, les bouquinistes occupent des espaces non négligeables.
Entre professionnalisme et amateurisme, la règle diffère d´un bouquiniste à l´autre. De ceux qui proposent des bouquins consciencieusement choisis à ceux qui étalent du « papier à vendre », la différence est dans la connaissance du métier. Un métier qui requiert tant d´abnégation et de sacrifices tant le lucre n´est pas toujours au rendez-vous.
Heureusement, comme chaque domaine a ses dévoués, le bouquin a trouvé ses défenseurs contre vents et marées. Avec des moyens rudimentaires, ils ont fait le serment d´éterniser une activité dont les grands bénéficiaires sont, incontestablement, les mordus de la lecture. Qu´il pleuve ou qu´il vente, les M´hammed, Merzak et autres ne dérogent jamais à la règle. En traînant leurs petits cabas remplis à ras bord de livres de tous genres, ils prennent fidèlement leurs places coutumières sans rechigner ni face aux aléas de la nature ni face aux exigences de leur clientèle. D´où se procurent-ils leurs marchandises? Sur quelles bases établissent-ils les prix? Arrivent-ils à satisfaire les acheteurs? Concurrencent-ils les titulaires? Ont-ils des rapports avec les autorités locales? C´est à ce chapelet d´interrogations et autres que nous nous sommes intéressés dans ce tour d´horizon qui tend à épousseter un noble métier engouffré dans l´anonymat.
Une petite virée scrutatrice fait apparaître au grand jour que le professionnalisme n´est pas toujours de mise. Tellement banalisée, l´activité du bouquiniste est devenue synonyme de celles s´accommodant de toutes formes d´anarchie. De l´ensemble de la «corporation», «pas moins de 70% ne savent du livre que l´étaler et le monnayer pour une poignée de dinars», ni hésitent à relever ceux qui sont au fait des secrets du métier.
Implantés à l´esplanade de la Grande-Poste, Merzak et M´hammed ne quittent point leurs petites tables garnies d´une panoplie de livres soigneusement exposés. Affables qu´ils sont, ils ont humblement daigné nous parler d´une activité pas comme les autres. Les trois années qu´ils viennent de boucler au service de la «culture et de l´Algérie» renferment une richesse qui jure effroyablement avec les déboires de tous les jours. Pétris d´une connaissance somptueuse du livre, ils ont fini par conquérir les coeurs d´une clientèle qui s´accroît crescendo. Du matin au soir, leurs gestes à force de répétition, sont devenus presque machinaux: sourire au client, l´épater par une érudition qui en dit long sur le professionnalisme, lui proposer un prix défiant toute concurrence. «Dans ce métier, pas de baguette magique. Il n´y a que la compétence qui prime», nous disent-ils. Un constat tout à fait vérifiable au vu de la réussite des uns et le naufrage des autres. Mais, hélas, même la volonté de fer ne suffit toujours pas pour percer. Et paradoxalement, c´est les «pseudo bouquinistes» qui constituent l´entrave majeure de la florissance d´un métier qui, de par le monde, est incontournable. A l´abord de cette problématique, M´hammed n´a pas mâché ses mots pour descendre en flammes «les mercantilistes qui ont réduit la valeur du livre à celle de la tomate». Normal. Au milieu de l´agrégat des «bouquinistes» qui les entourent, rares sont ceux qui ont conscience qu´un bouquiniste est avant-tout un homme de culture. Ces mercantilistes, pour paraphraser notre interlocuteur, ont pesamment influé sur la régression d´un créneau autant enchanteur qu´indispensable. Nos deux interlocuteurs sont très remontés contre ce genre de comportements qui n´honorent ni la «culture» ni la «corporation».
A quelques encablures de la Grande-Poste, à la rue Charras, l´amateurisme saute aux yeux. Comparativement au sens inouï de Merzak et M´hammed, les trois «bouquinistes» y prenant place donnent l´impression d´être beaucoup plus préoccupés par le comptage de billets que par l´image de marque d´un créneau d´une précarité criante. Les haltes des passants sont aussi rares que la rareté de la qualité qui caractérise leurs étals. L´un d´eux, paraissant un peu «branché», nous assène sèchement que ses livres n´ont point besoin des «investigations» de la presse. «Moi, je vends des livres. Celui qui veut s´en procurer, qu´il soit le bienvenu et toute autre histoire, je m´en tape», nous disait-il après que nous eûmes décliné notre identité. Ce monsieur au visage basané n´est qu´un «bouquiniste» de circonstance. Etendant à l´emporte-pièce du papier à grosses manchettes, il semble s´engager dans une entreprise intellectuelle sans le savoir. Ainsi donc, Merzak et M´hammed ne conçoivent qu´une seule issue salvatrice: créer une association agréée par le ministère de la Culture qui s´attellera à décerner les vrais des faux bouquinistes. Car en sus des caprices de la nature qui bousille «la marchandise», les caprices administratifs sont pour beaucoup à fendre les volontés. Ce qui impose inéluctablement un «ménage» à même d´éviter que les fautes des uns retombent en punition sur les autres.
Pour cause des jougs que nous venons d´énumérer, une association portant le nom «Les amis du livre» est en voie de constitution. Ce projet initié par M´hammed et Merzak n´attend qu´un «coup de pouce» de la part de l´APC d´Alger-centre afin de voir le jour. «Notre association n´attend que la faveur du président de l´APC d´Alger-centre», nous confirment-ils. La faveur est de mettre à la disposition de ladite association un domicile sédentaire conformément à la loi portant création d´associations. La demande est en attente au niveau du service concerné.
Selon toute vraisemblance, le P/APC ne déboutera pas ses solliciteurs compte tenu de la compréhension avec laquelle il a excellé l´été passé en offrant gracieusement à des dizaines de bouquinistes des espaces à la rue Didouche pour y exposer sans contrepartie. Concernant les ambitions d´un tel cadre organisationnel, elles se résument à faire un tri correct au sein des vendeurs en supprimant ceux qui ne recèlent pas les critères requis. Subséquemment, ne résisteront seulement que ceux qui ne confondent pas le livre avec tout autre considération lucrative. Cela d´une part, d´autre part, les gens du livre peuvent revendiquer via ce canal (l´association), des améliorations techniques à l´instar des kiosques, les badges, le terrain d´activité. Et aussi, les contacts avec le ministère de la Culture deviendront possible dans un cadre officiel. Ce dernier détail sera d´une importance assez conséquente, puisque le département de Khalida Toumi pourra contribuer un tant soit peu à aider les bouquinistes en approvisionnement tout en inversant l´équation actuelle : épargner aux bouquinistes d´être commandés par le livre. De toute manière, les adhérents à l´association sont déterminés à aller jusqu´au bout de leur démarche nonobstant «le tribut à payer».
Pour en savoir plus, nous avons tenté à plusieurs reprises de nous rapprocher du président de l´APC d´Alger-Centre. Malheureusement, nos tentatives sont restées vaines.
Tant bien que mal, chaque bouquiniste se débrouille dans la mesure du possible, à se procurer les ouvrages jugés utiles ou figurant sur la liste des commandes. Cependant, le cheminement des bouquinistes à s´approvisionner est un véritable casse-tête chinois. A la cherté des ouvrages s´ajoute leur rareté, contrairement aux exigences de la clientèle qui cherche le plus souvent des bouquins de valeur à des prix raisonnables. Du côté de M´hammed et Merzak, leur petit secret est bien simple. Ils font passer des annonces dans des journaux en précisant la liste des livres désirés. Ce qui donne souvent, selon leur confession, des résultats appréciables. Comme ils recourent également à faire passer des commandes chez des «copains loyaux». Ce procédé est presque le même pour la quasi-totalité des marchands dont les résultats varient d´un élément à l´autre, selon le degré des efforts fournis.
Certains ne cachent point qu´ils sont commandés par le livre qui ne leur arrive pas souvent au moment opportun. Face à cette pénurie, le seul palliatif réside en l´assurance du client de lui réserver sa commande dès qu´elle sera disponible. Un palliatif qui a porté ses fruits, et cela de l´avis même des acheteurs qui ont l´habitude de fréquenter les marchés du livre à ciel ouvert.
En effet, les clients que nous avons abordés estiment que les bouquinistes ont un rôle primordial, voire indispensable sur le marché. Selon eux, vu les prix exorbitants des ouvrages littéraires ou autres, les bouquinistes constituent la solution de rechange. Du coup, ils permettent à ces passionnés de lecture de s´offrir des livres divers afin d´enrichir leurs connaissances et leur culture générale à moindres frais. Ils sont même conscients que la mission des bouquinistes touche aussi à l´amélioration du niveau intellectuel de la société du fait qu´ils vendent des bouquins moins chers, parfois à des prix symboliques accessibles à tout le monde, les travailleurs à maigre pécule et chômeurs compris.
Cet état de fait renvoie inévitablement à se demander si ces marchands ne font pas de l´ombre aux buralistes. Ces derniers nous ont affirmé que ce cas de figure est loin de se produire en prenant le soin de préciser que le lectorat algérien progresse de plus en plus à telle enseigne que la diversité s´impose d´elle-même. Donc, en parfaite cohabitation, bouquinistes et libraires vont dans le sens de la complémentarité. Chacun dans son coin, la promiscuité est totalement écartée.
Quoique abandonnés à leur sort, les bouquinistes semblent être plus enclins à résister qu´à céder. Encouragés par leur fidèle clientèle, un tantinet rassurés par l´APC d´Alger, ils espèrent «qu´on rende à César ce qui appartient à César», c´est-à-dire confier la vente du bouquin à ses vrais serviteurs après avoir éliminé «les mercantiles encombrants».
A la lumière de tous les aveux, il apparaît clairement que les mordus du domaine brossé nécessitent d´abord des égards. Le lucre est un tourment subsidiaire. C´est la raison pour laquelle M´hammed tient absolument à l´aboutissement de son association. Et symboliquement, il souhaite que «le plateau des Glières » prendra l´appellation du «plateau des bouquinistes». Décodé, le voeu véhicule un message fort significatif: quand on est dévoué, on ne demande qu´à être considéré.