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Le bon Ramadhan dans la dechra

Les transformations de la société sont le fruit du cours violent de l'Histoire; nul ne peut s'opposer à ce flux inexorable. Pourtant, malgré les bouleversements profonds et radicaux qui nous affectent et nous entourent, certaines choses restent ancrées dans notre mémoire comme des éclats de lumière dans une nuit sombre. Elles deviennent des repères auxquels nous nous accrochons et qui nous procurent une énergie positive dans notre existence. Parmi ces éléments immuables: les souvenirs de l'enfance, le premier amour et le mois de Ramadhan.
Aujourd'hui, dans les villes du monde musulman, du Moyen-Orient jusqu'en Afrique du Nord - de Baghdad à Nouakchott, en passant par Damas, Le Caire, Tunis, Alger, Oran, Fès et bien d'autres -, toutes vibrent au même rythme dès le premier jour du mois sacré de Ramadhan: celui de la consommation, de la convoitise et de la paresse.J'observe le quotidien du jeûneur dans nos pays musulmans et je n'y trouve de la foi que la faim, une faim qui ne se manifeste que dans son sens matériel et physiologique. Tout le monde tourne autour de la bouffe et du divertissement stérile.
Les plateaux de télévision se transforment tous en cuisines à ciel ouvert, sous l'oeil des caméras. Des émissions culinaires animées par des hommes et des femmes de tous âges envahissent les écrans: oeufs cassés, lait versé sur la farine, sucre, huile, viande, recettes insipides, discussions futiles, et coupures publicitaires ridicules de marques vantant leurs produits avec maladresse. Les chaînes de télévision rivalisent à coups de séries sans saveur ni intelligence, ou diffusent des caméras cachées dont seul le réalisateur semble s'amuser. Dans la rue, les automobilistes conduisent avec frénésie, insultant à droite un piéton, à gauche un client. Sous prétexte de jeûner, les employés arrivent à leur bureau ou à leur atelier à dix heures du matin à moitié endormis et repartent avant quatorze heures à moitié éveillés. Quiconque se rend dans une administration pour suivre l'évolution d'un dossier reçoit cette réponse: «Laissez-moi boire une gorgée d'eau et après...» Et cela signifie: «Revenez après le mois de Ramadhan!» Les gens se précipitent avec une avidité étrange vers les boulangeries, comme si une famine semblable à celle de la Seconde Guerre mondiale venait de frapper le pays. Des files d'attente interminables s'allongent devant les vendeurs de zlabia bien avant l'heure de la rupture du jeûne. Tout le monde accumule des provisions en quantités absurdes. L'oeil mange, l'estomac mange, la convoitise mange, la compétition mange... et Ramadhan est censé être un mois béni! Pendant Ramadhan, l'activité culturelle s'arrête, comme si la culture faisait partie des choses interdites au jeûneur! Comme si ce mois sacré était un ennemi de la littérature, de la pensée, du débat, de la poésie et des arts plastiques. À la place, une culture folklorique plate domine, mettant en scène des artistes dépassés qui reviennent chaque année avec les mêmes numéros. Certains ne réapparaissent même qu'en ce mois sacré!
Face à cette descente vers l'abîme de l'avidité, du consumérisme et de la paresse, une nostalgie positive me ramène au Ramadhan d'antan, un Ramadhan empreint de simplicité, de sérieux et de foi sincère.
Autrefois, en ville comme à la campagne, les gens accueillaient Ramadhan avec une joie simple et authentique. Dès la veille de la Nuit du Doute, les mères, aidées de leurs voisines, nettoyaient la maison et préparaient les tables spéciales de Ramadhan - les mêmes que l'on sortait lors des mariages et des grandes célébrations familiales. Ramadhan était perçu comme un hôte d'honneur, un marié auquel on réservait un accueil digne. Avec fierté, ma mère sortait du buffet verrouillé la porcelaine héritée de sa propre mère: de jolies tasses ornées de dessins délicats - oiseaux, paons, arbres, rivières - ainsi que des assiettes et des bols en terre cuite réservés à la harira ou à la soupe. Ramadhan avait son propre mobilier, sobre mais particulier.
Dès le premier jour du jeûne, la maison revêtait une apparence nouvelle, épurée et chaleureuse, insufflant au croyant une atmosphère propice à la spiritualité, sans décalage avec sa réalité quotidienne.
Les conversations des jeûneurs ne tournaient guère autour de la nourriture, ni en quantité ni en qualité ni en prix. Seule l'heure de la cuisson du pain changeait pour qu'il soit chaud au moment de la rupture du jeûne. Le café du ftour avait un goût unique, sans doute parce que les grains étaient torréfiés sur le même plat en terre où l'on cuisinait le pain et broyés dans le mortier en cuivre que ma mère conservait précieusement. Je ne me souviens pas avoir entendu parler de la hausse des prix, ni de pénurie. Aucun agriculteur ne cessait de labourer, malgré les outils rudimentaires: une charrue en bois tirée par un âne ou une mule. Aucun maçon ne quittait son chantier par fatigue, aucun employé ne se plaignait de la chaleur ou du froid. Chacun remplissait sa tâche en paix, et les prix restaient stables. Mon père modifiait légèrement ses habitudes de lecture en ce mois. Il préparait des ouvrages sur les récits des prophètes, lisait quotidiennement des extraits de Sahih al-Bukhari et Sahih Muslim, ainsi que des passages du livre Kitab al Mawaqif (les Stations) de l'émir Abdelkader. Il appréciait particulièrement lire avant la rupture du jeûne. Quant à moi, Ramadhan était le mois où je dévorais les romans historiques de Jurji Zaydan - j'en ai lu neuf en un seul Ramadhan -, ainsi que les pièces théâtrales philosophiques de Tawfiq al-Hakim, les écrits de Mustafa Lutfi al-Manfalouti et de Gibran Khalil Gibran. Je lisais également des romans en français: Alexandre Dumas, Balzac, Maxime Gorki, Zola... sans que cela n'inquiète mes parents. Les habitants de la dechra vivaient leur foi profondément, sans ostentation. La religion était vécue de l'intérieur, sans mise en scène extérieure. Ils se respectaient mutuellement, fondant leurs relations sur la sincérité des coeurs et la droiture du comportement.
Seuls mon père et mon oncle possédaient une montre. Pourtant, tout le monde priait à l'heure, rompait le jeûne et s'abstenait de manger au moment exact.
Notre dechra n'avait qu'un seul lieu de prière, une mossolla, une grande salle avec une fenêtre et une ouverture pour l'aération, sans haut-parleur ni électricité, éclairée à la bougie ou à la lampe à pétrole. Peu avant l'appel à la prière, nous, les enfants, nous nous rassemblions devant notre maison et guettions le village central, électrifié, à plusieurs kilomètres. Dès que les lampadaires s'allumaient les uns après les autres, nous nous écriions en choeur: «Maghrib, Maghrib!» avant que l'appel du muezzin ne retentisse. Devant la porte de la salle de prière de notre dechra, sans micro mon père faisait l'appel à la prière à voix nue, les mains sur les oreilles, et je me demandais pourquoi ce geste. Quelle était la relation entre la voix et les oreilles? Les jours de Ramadhan passaient paisiblement. La Nuit sacrée était marquée par la récitation du Coran de mon père, entouré de la famille, tandis que nous buvions du thé et goûtions au miel préparé pour cette occasion.À la fin du mois sacré, sans empressement ni excès, les enfants recevaient des habits neufs et les femmes préparaient les gâteaux. Ramadhan se terminait, les objets retrouvaient leur place, et la vie reprenait, sans dettes, sans maladies, sans stress, et sans excès de sucre.

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