DANS UN DISCOURS DE 4 HEURES
Bouteflika en toute franchise
Le chef de l’état a fait un discours-programme, ponctué d’anecdotes et d’interventions intempestives devant des centaines de travailleurs venus l’acclamer.
L´Algérie a bel et bien tourné sa page d´histoire liée à la double commémoration du 24 février. Le président Bouteflika, invité hier de la Maison du peuple, a tout fait pour que son discours, en grande partie improvisé, marquasse à jamais les mémoires et soit le prélude d´un nouveau départ, vers la mondialisation et la libre entreprise cette fois-ci. C´est donc un président au mieux de sa forme, maniant le verbe comme personne, qui a tenu en haleine plus de quatre heures durant des syndicalistes, pourtant eux-mêmes vieux routiers de la harangue. «Je suis ici, travailleur parmi mes frères travailleurs, afin de vous parler à coeur ouvert, vous exposer les graves difficultés auxquelles nous avons à faire face.» L´entrée en matière, venue annoncer un discours spécial, est encore confirmée par la suite, puisque Bouteflika enchaîne pour dire «préférer rentrer (chez lui) plutôt que de mentir une seule fois».
Bouteflika, dans de longues et détaillées tirades, a expliqué quel rôle nodal il a joué dans la nationalisation des hydrocarbures, et même dans la naissance de l´Ugta, puisqu´il a brandi un anneau appartenant à l´organisation, daté de 1956, que même les plus anciens de la Centrale, présents dans la salle, ne possédaient pas. A la fin de la cérémonie, il devait l´offrir à Sidi-Saïd, recevant en échange un écusson représentant le sigle de l´Ugta.
Avant de s´attaquer aux gros problèmes, et nouveaux tabous cassés à la pelle, Bouteflika a préféré parler des aspects positifs liés à sa gestion, notamment le chômage ramené à 13% selon des données fournies par des organismes internationaux crédibles. Il dira aussi avoir déchaîné les foudres des observateurs en accordant 60% du budget de l´Etat aux routes, infrastructures de base, élecrification et gazéification alors que ces chantiers ne sont pas producteurs de richesses. Il reviendra aussi sur les 50 milliards de dollars consacrés à son second mandat, non sans dire que «toute la priorité sera consacrée aux compétences, comme ont su le démontrer les Chinois». Le chef de l´Etat, tenu par des résultats, martèle plusieurs fois vouloir «voir les fruits» des graines qu´il est en train de semer. Cela, a fortiori que la technologie a permis de construire le Sheraton en 10 mois alors que L´Aurassi a nécessité 17 ans.
Viennent enfin les grands sujets de l´heure, à commencer par la loi sur les hydrocarbures. «J´ai préféré l´adopter en conseil des ministres avant de venir ici quitte à me faire chasser». S´élèvent alors des hourras de soutien. Profitant de cette entrée en matière réussie, il interpelle un des grands contradicteurs de la loi pour le saluer avant d´ajouter «faire partie des rares personnes qui pensent que les richesses naturelles doivent être la propriété du peuple et de la nation». Mais, hélas, «je souffre en vous le disant, mais je vous dois toute la vérité. Cette loi nous est imposée par une conjoncture internationale assimilable à un véritable rouleau compresseur à laquelle nous devons soit nous adapter, soit en subir passivement les fâcheuses conséquences». Face à ce soutien unanime, pour le moins inattendu, Bouteflika sera en fin de compte le plus fervent adversaire de sa propre loi puisqu´il ajoutera que «n´étant pas du Coran, elle peut subir autant de modifications que nécessaire dans le cas où ses résultats ne sont pas à la hauteur de ce qui en est attendu».
Encouragés par le ton badin du président, ponctué par de nombreuses histoires drôles à grande moralité, des intervenants s´enhardissent pour l´interpeller sur leur rejet des privatisations. Prenant à témoin Sidi-Saïd, il dira que «les privatisations sont, elles aussi, devenues un mal nécessaire». Ispat est redevenue viable et compétitive grâce à la session de 70 % de ses parts. «Toutes les entreprises publiques sont déficitaires, je sais ce qui se passe sur le terrain. Il est impossible de continuer plus longtemps comme cela.» S´ensuivent quand même de fermes engagements que «rien ne se fera sans de grands apports technologiques, mais aussi en préservant les emplois et, pourquoi pas, en en créant d´autres». Ce choix consistera à orienter l´économie algérienne vers d´autres sources de revenus afin de laisser un héritage permanent aux générations futures, attendu que les hydrocarbures sont appelés à disparaître un jour ou l´autre.
Passant allègrement d´un sujet à l´autre, exprimant le fond de sa pensée au milieu des siens, Bouteflika fera même des reproches aux présents: «Si nous accordions au travail bien fait l´importance qui lui est due nous n´en serions sans doute pas là, car je vous le dis franchement, nous sommes dans le pétrin.»
Et d´enchaîner directement sur le détournement massif des terres agricoles: «Les gérants des EAC ont vendu leurs terres aux plus hauts commis de l´Etat. Vendeurs et acheteurs seront traduits en justice.» Cela est rendu possible parce que «la justice est de plus en plus indépendante, alors que le pouvoir exécutif n´interfère plus du tout dans ses décisions». Il n´empêche, ajoute le président, désabusé, que «si nous devions emmener en prison tous ceux qui se sont servis, nous resterions en minorité dans ce pays». Afin d´atténuer des propos aussi pessimistes, peut-être pas très éloignés de la réalité, il lance quelques plaisanteries, histoire d´atténuer la tension, en se désignant lui-même du doigt, puis les membres de son gouvernement, présents au grand complet dans la grande salle de conférence de la Maison du Peuple. Il est fortement acclamé à la suite de ses déclarations, d´autant qu´il demande à Dieu de lui prêter assez de force et de pouvoir pour ne laisser en liberté aucun voleur sur lequel pèseraient assez de preuves et de charges.
De même, est-il revenu sur la gestion dite «autonome» des entreprises publiques, ce qui, selon lui, ne doit pas signifier «anarchie», avant de décréter qu´il «faudra y mettre bon ordre dans les plus brefs délais».
Toutes les interventions sont désormais prétexte à expliquer combien la situation est difficile, et à quel point certains dossiers nécessitent un traitement patient et sage. Une femme, brandissant le portrait d´un jeune complètement mutilé, s´élance, demandant l´aide du président, après avoir, dit-elle, frappé à toutes les portes. Croyant avoir affaire à un terroriste, le président la harangue en lui demandant de dire aux présents ce que son fils a fait. Pleurant à chaudes larmes, comme la femme qui l´accompagnait et l´encourageait alors qu´elle ne la connaissait que depuis une heure ou deux, la femme explique que son fils est une victime du terrorisme. «C´est à cause de ces larmes et de ces blessures mal fermées que je ne me sens pas encore le courage d´aller interpeller le peuple pour qu´il vote en faveur de l´amnistie générale.» Il ajoute que «même si le retour de la paix est une priorité absolue, ce qu´ont fait les terroristes, causant d´énormes pertes humaines, et des dégâts matériels estimés à plus de 35 milliards de dollars, ce qui représente une fois et demie la dette algérienne, n´a rien à voir avec l´islam, ni avec le patriotisme».
Revenant sur le sujet du jour, Bouteflika martèlera plusieurs fois, sous les acclamations des présents, ne reconnaître qu´un seul syndicat, l´Ugta en l´occurrence. Une sortie qui a de quoi faire grincer les dents des syndicats autonomes. D´autant que Bouteflika enchaîne sur sa volonté d´aller le plus vite possible vers la conclusion d´un pacte social et économique, soulignant ne pouvoir mener à bien son programme électoral que grâce aux travailleurs et leurs représentants au sein de l´Ugta, lesquels devront faire des concessions lorsque des contradictions viendront à se faire jour entre les intérêts économiques et les besoins sociaux. Bouteflika a également évoqué un projet nouveau, celui de la conclusion d´un pacte de la citoyenneté. Il n´en dira pas plus sur le sujet, même s´il est loisible, d´ores et déjà, de deviner qu´il doit s´agir de certaines réformes concernant les droits et les devoirs des citoyens devant
être introduites dans la nouvelle Constitution algérienne.