1ER NOVEMBRE 1954
Les femmes d’«El-Djazaïr»
Elles étaient jeunes, belles et décidées. Elles n’avaient qu’un seul mot d’ordre: «El-Djazaïr»
Femmes - modèles de courage et d´abnégation - elles quittèrent parents et enfants pour se livrer corps et âme à la lutte armée. Troquant le «haïk» contre le treillis, elles apprivoisèrent la mitraillette pour épouser le combat. Leurs mains habiles soignèrent les plaies et apaisèrent les douleurs, tandis qu´au coeur de la nostalgie, elles surent se montrer des soeurs attentives et des mères aimantes, en veillant au chevet d´un fiévreux, ou en préparant modestement un repas, dont elles se privaient le plus souvent. Braves et fidèles, elles tombèrent au Champ d´honneur les armes à la main, et le coeur en paix.
Les plus connues avaient pour noms: Hassiba Ben Bouali, Ourida Meddad, Malika Gaïd, Djamila Bouhired, etc.
Les autres, nous les connaîtrons sous l´appellation de: Femmes de Novembre.
Ces femmes honorèrent le serment de Novembre, et inscrivirent avec leur propre sang, leurs noms sur les lignes inexorables de l´histoire. Elles avaient offert leur jeunesse et leur vie, pour que vive l´Algérie, fière et majestueuse. Pour que le sourire revienne sur le visage des enfants, et pour que le printemps soit encore plus beau sous le ciel de l´indépendance. Aujourd´hui, celles qui ont pu échapper par miracle à la grande faucheuse, se retrouvent face à une dure réalité. Pendant les années de braises, elles avaient pu survivre grâce à l´espoir d´un lendemain meilleur. Mutilées physiquement, quand ce ne sont pas des séquelles morales, ces femmes moudjahidate pleurent aujourd´hui le sort d´un pays qu´elles chérissent plus que tout autre. Sur cette terre millénaire, qu´aucune civilisation n´a pu conquérir, elles avaient planté le jasmin et adopté le laurier sauvage pour apprivoiser le goût de l´amertume et oublier que, pendant sept ans, elles avaient bu le calice jusqu´à la lie pour redonner vie à un pays et aux futures générations.
Une photo jaunie par le temps représentait une jeune fille en treillis, le sourire aux lèvres et la mitraillette sur l´épaule. Fatima venait de boucler ses 20 printemps. On était en Novembre 1954. Infirmière de formation, Fatima travaillait dans un hôpital de l´Est.
Ce jour-là, il pleuvait à torrent, et la jeune infirmière ayant terminé son tour de garde, s´apprêtait à quitter les lieux, quand on lui ramena un prisonnier blessé. Cet homme, Fatima le connaissait. C´est un moudjahid.
En pansant ses blessures, Fatima scruta le visage dur d´un homme décidé. Un murmure à peine audible, et le message passe.
Un agent de liaison habitait non loin de là. Fatima est chargée d´effectuer une dangereuse mission. Suite à quoi, elle devient, à son tour, une moudjahida qui rendra d´énormes services à ses compatriotes, et parviendra à gagner la confiance des moudjahidine. Sept années passées au maquis la marqueront à jamais.
Aujourd´hui, c´est une femme fatiguée qui nous reçoit chez elle. Elle fouinera plus d´une fois dans ses souvenirs pour nous narrer les aléas de la Révolution et exhibera un vieil album, où s´entassaient des photos prises au maquis, avec de glorieux combattants.
«Vous comprenez, pour moi, ces vieilles bricoles représentent beaucoup de choses, c´est un pan de ma jeunesse, une partie de ma vie... J´ai passé 7 ans au maquis, j´étais déléguée aux urgences et à la pharmacie»
Fatima pousse un soupir lourd de significations: «L´itinéraire vers l´indépendance a été bien dur... Que vive l´Algérie libre et indépendante. Gloire à nos martyrs».
Nedjma avait 25 ans en 1954. Son père, collecteur de fonds, fut assassiné sous ses yeux, et son frère torturé et jeté en prison avant d´être exécuté. Nedjma, devenue agent de liaison, fuira la ville où elle était recherchée par les services secrets français, pour monter au maquis où l´avait déjà précédée son mari.
«J´ai vécu la guerre comme un long cauchemar, nous dira-t-elle. La mort, nous la côtoyions tous les jours, le crépitement des balles pouvait durer des journées entières, et des embuscades nous étaient tendues à tout bout de champ. L´équipe était constituée au début d´une quarantaine d´hommes et de 5 femmes, puis le nombre s´étant réduit, nous étions obligés de rejoindre un autre groupe. Nous avons sillonné le pays d´Est en Ouest, avant de descendre un peu plus au Sud. Mon mari, tombé au Champ d´honneur, et mon aide-soignante arrêtée puis exécutée, j´ai fait appel à des amies d´enfance: Meriem et Nadia qui travaillaient alors dans un hôpital de la capitale. Meriem et Nadia n´hésitèrent pas à me rejoindre et leur aide fut des plus précieuses... Plus tard, ces deux amies tombèrent au Champ d´honneur, les armes à la main... je les pleure encore aujourd´hui... il m´arrive même de faire des cauchemars, rien qu´en pensant à cette indescriptible période...».
Nouara - fille de chahid, soeur de chahid, femme de chahid et mère de chahid...
«Moi, je suis comme El-Khansa, nous dira-t-elle... J´ai donné les êtres les plus chers, avant de rejoindre le maquis, où d´autres femmes m´initièrent au maniement des armes... j´ai eu à affronter l´horreur et la mort sans répit avant d´être arrêtée, torturée, et jetée en prison... on m´avait condamnée à mort... Dieu en a décidé autrement, puisque quelques mois plus tard, mes frères de combat vinrent me libérer, et m´annoncer que l´Algérie était libre et indépendante.»
Les larmes sillonnaient le visage ridée de Nouara. «Tahia El-Djazaïr...» lancera-t-elle, et que la paix et la stabilité reviennent au pays...
Saliha - «la guerre... ne m´en parlez pas... C´était terrible. Mes parents furent exécutés devant moi au douar de Sidi Rached à l´est du pays. Mes deux frères et mes deux cousins prirent le maquis, ils avaient entre 16 et 22 ans. C´étaient encore des enfants. J´ai pleuré sans arrêt des journées entières. Un jour, mon frère ramena à la maison un homme qui saignait beaucoup. Il était gravement blessé. J´ai passé toute la nuit à son chevet. Au petit matin, il rendit l´âme.
Dans la même journée, plusieurs moudjahidine vinrent me rendre visite. Les uns étaient blessés, les autres avaient faim. Depuis ce jour, ils s´habituèrent aux lieux, et me remettaient souvent des messages à transmettre. Deux années plus tard, étant menacée, je rejoignis les rangs des fidayine... Et c´est là que j´ai vécu l´enfer de la guerre... j´ai vu mourir l´un après l´autre mes frères, mes cousins, mon mari et beaucoup de frères de combat... pour que vive l´Algérie libre, indépendante, et digne... Allah yerham Echouhada...»
Des larmes amères, abondantes et sincères, coulaient des yeux de khalti Aïcha. Une autre moudjahida de la première heure. Sa bouche édentée et ses lèvres sèches, accentuaient le creux des joues. Ses mains tremblaient et ses jambes trop fatiguées pour la porter, gardent encore les séquelles de la torture.
«Mes compagnons qui me croyaient muette à jamais... - regardez l´impact des balles est encore visible -... et puis pour l´occasion, jetez un coup d´oeil là...»
Khalti Aïcha relève son khimar, et nous montre une cicatrice profonde et bien nette logée entre l´oreille droite et le cou.
«Vous voyez... c´est un coup de crosse...»
Ses yeux d´un bleu limpide laissaient couler des flots de larmes. Elles se lève pour nous montrer la médaille d´honneur qui lui a été décernée et celle de son mari tombé au Champ d´honneur.
En novembre 1954, Khalti Aïcha avait 25 ans. Elle était encore jeune mariée qui avait choisi, dès le début, d´accompagner son jeune mari au front. Ils vécurent ensemble le temps des roses: trois mois. Le temps de concevoir un enfant, qui naîtra sept mois plus tard dans les monts des Aurès, dans une caverne où l´odeur de la poudre se mêlait à celle du sang. Khalti Aïcha venait alors de perdre son mari.
«J´ai perdu un homme, et le Bon Dieu m´en envoya un autre... Je l´ai prénommé Ali comme son père et je l´ai emmailloté dans la tenue que portait mon mari lors de l´accrochage qui lui coûta la vie. Ali a vécu pendant 5 ans dans un village chez une parente avant que je puisse le récupérer à l´indépendance... Aujourd´hui, Ali est médecin. Il travaille dans son pays et pour son pays...»
Khalti Aïcha s´essuya les yeux et nous servit un thé au citron. «C´est désormais les jeunes d´aujourd´hui qui doivent construire un pays moderne... nous, on l´a libéré, et croyez-moi, ça n´a pas été une partie de plaisir... et peut-être que le 1er Novembre de l´année prochaine, je ne serai plus là pour vous le rappeler, je suis vieille et bien malade, mais fort heureusement, ma mémoire fonctionne encore assez bien, et je me rappellerai jusqu´à mon dernier souffle les affres de la guerre... Gloire à nos Martyrs, et que Dieu donne à notre pays la puissance et le pouvoir, afin que le pavillon de la liberté, chèrement acquise, puisse flotter toujours plus haut au sommet de notre nation, nos ancêtres nous ont légué un si beau pays... Tahia El-Djazaïr.» Elles étaient jeunes et décidées. Elles avaient souffert et affronté toutes les atrocités pour que leurs enfants puissent vivre sans contraintes sous le pavillon de l´indépendance. Souhaitons que tous leurs voeux seront exaucés et que l´Algérie, qui a enfanté ces héroïnes, ne s´éteigne jamais.