MAGHNIA
Les jeunes livrés à eux-mêmes
Cette ville est un pôle de contrebande où les richesses se bousculent.
«Ces frontières ne nous ont apporté qu´un lot de suspicions qui font de nous des individus à surveiller de très près», diront des jeunes rencontrés aux abords du marché de Maghnia. Se livrant au commerce ambulant, ils n´hésitent pas à dire que leur ville est une éternelle oubliée des programmes de développement initiés par les pouvoirs publics depuis l´indépendance.
Lalla Maghnia où repose feu Mohamed Khemisti, premier chef de la diplomatie de l´Algérie indépendante n´est pas une contrée où la richesse se conjugue à tous les temps. «Seules quelques familles de notables traditionnellement connues dans la région peuvent prouver la provenance de leurs biens, pour les autres ils sont les produits d´activités douteuses», dira un jeune qui se définit comme un chômeur malgré lui puisque même avec son diplôme de licencié il n´arrive pas à trouver un emploi.
Pour bon nombre d´habitants de cette ville frontalière, Maghnia est restée en marge du développement. «Nous avons bénéficié des unités de production polluantes comme d´Alzinc, celle de la baryte ou encore du ciment qui restent inaccessibles à la main-d´oeuvre locale», dira un jeune qui ne manquera pas de déclarer que le chef-lieu de wilaya (Tlemcen) s´est octroyé tous les projets créateurs d´emplois laissant des miettes aux habitants des villes situées sur la périphérie.
Pour le commun des Algériens, Maghnia est un pôle de contrebande où les richesses se bousculent, mais la réalité est tout autre.
Ici, il existe des masures, des bidonvilles, des quartiers défavorisés, des citoyens qui disputent aux chiens errants les poubelles pour survivre, des douars isolés faute de transport, des malades qui ne trouvent pas de médicaments, des demandeurs d´emploi qui ne trouvent pas preneurs par la faute de floppées de clandestins africains prêts à toutes les besognes pour une bouchée de pain.
«Il nous arrivent d´acheter à des commerçants marocains quelques menus objets, mais ce n´est rien comparé aux containers qui arrivent à franchir la frontière», dira un jeune homme qui se dit prêt à tenter l´expérience de s´installer en Espagne via l´enclave de Ceuta et Mellila. «Là-bas il suffit de connaître les véritables patrons de passeurs, d´abouler le fric pour se retrouver à Alicante ou Almeria», dira-t-il.
La nature ne semble pas avoir favorisé les habitants de cette région qui disputent à la pierre de maigres lopins de terre. «Jadis l´orange de Maghnia était vendue au Maroc, mais aujourd´hui avec l´avancée du béton, ce sont les agrumes d´Oujda que nous achetons ici», dira un fellah rencontré dans un café du centre-ville.
Ce dernier se montrera plus loquace pour dénoncer la mafia locale qui a réussi à détourner les fonds destinés à l´aide aux agriculteurs. «Des équipements et des plants d´arbres fruitiers ont franchi la frontière pour être revendus au Maroc», dira-t-il.
Cette situation a été dénoncée par plusieurs fellahs qui n´ont pas hésité à déclarer que malgré la volonté des pouvoirs publics de venir en aide aux petits fellahs de la région, la mafia locale a su profiter de cette manne tombée du ciel pour détourner à son profit des sommes colossales. «Que voulez-vous quand le trafic et la falsification sont protégés on ne peut rien faire», diront des fellahs qui ne révèleront pas l´identité de ceux qu´ils accusent d´être les protecteurs de la mafia locale.
La route vers Chbikya et la frontière est truffée de barrages communément appelés «dos d´âne» par ceux qui empruntent cette voie. Les gendarmes et les gardes communaux courtois contrôlent la circulation sans montrer de gestes de nervosité ou autre signes de suspicion. «A force d´être ici nous savons à qui nous avons affaire, nous arrivons d´un coup d´oeil à repérer les individus et les véhicules suspects», dira un garde communal.
Un autre avouera que les trafiquants hésitent à prendre cette route surveillée. «Généralement ils empruntent de nuit les pistes pour ne pas se faire avoir. Nous veillons au grain», dira-t-il avec un sourire. Quand on évoque le trafic de carburants et de drogue, les habitants de Maghnia deviennent volubiles. «La drogue ce sont les autres, les intouchables, les barons, quant aux carburants c´est le gagne-pain de certaines familles des frontières qui n´arrivent pas à trouver de travail», diront des commerçants du marché implanté en plein centre-ville et cerné de détritus qui jonchent le sol.
«Le trafic de carburant est très risqué, il suffit d´un rien pour qu´un drame arrive. Ceux qui y recourent s´exposent à un danger de mort car il conduisent de véritables bombes qui peuvent exploser à n´importe quel moment. Les pauvres ne récoltent que des miettes de ce jeu avec la mort, ceux qui en profitent sont encore les intouchables», nous confie celui qui a servi de chauffeur pour certains trafiquants.
Cette pratique (le trafic de carburant) consiste à transporter vers le Maroc de petits quantités d´essence et de gasoil. Jadis pratiqué par des Algériens de passage au Maroc avec leurs véhicules, elle est devenue depuis l´augmentation des prix du carburant au Maroc, un véritable filon qui a généré des fortunes pour certains gros trafiquants. Elle consiste à équiper des véhicules d´un deuxième réservoir de carburant, voire d´un troisième.
Le contenu sera alors revendu 4 à 5 fois son prix à des comparses installés de l´autre côté de la frontière. Certains gros trafiquants ont installé des cuves et des réservoirs, parfois même à l´intérieur de leurs maisons pour pouvoir poursuivre leur «business».
Il y a 2 ans, le wali de Tlemcen, pour endiguer ce phénomène qui porte un grave préjudice à l´économie nationale, avait promulgué un arrêté qui réglementait les approvisionnements en carburant, dans la région. Cette initiative, courageuse et censée, à plus d´un titre, n´a pas eu l´effet escompté puisque les seuls qui en firent les frais furent les agriculteurs qui se sont retrouvés à ruser pour pouvoir alimenter leurs tracteurs et autres motopompes qui nécessitent de grandes quantités de fuel pour leur fonctionnement, «même les chauffeurs de taxi qui font les lignes urbaines et suburbaines en ont pâti», dira un habitant de Maghnia.
Les barons eux, ont continué à se sucrer malgré les contraintes de cette mesure, dénoncée curieusement par ceux qu´elle était, pourtant, censée protéger.
«Vous voyez, il y a quelques années, le maire RND avait toléré l´installation de petites baraques autour du marché couvert. Il avait même promis à leurs propriétaires, s´il était réélu, une régularisation parti, son successeur a voulu chasser ces indus-ocupants pour protéger les commerçants installés à l´intérieur du marché, qui payent le loyer et certaines charges. Mais nous aussi nous sommes prêts à payer pour être régularisés», dira un jeune attablé derrière un étal bien achalandé en fruits exotiques introduits vraisemblablement du Maroc par des contrebandiers.
Le quotidien des jeunes de Maghnia est partagé entre le rêve d´un avenir meilleur et des discussions autour des exploits de l´USM et de l´ASM, deux clubs qui se disputent les faveurs des supporters locaux. Pour eux, l´avenir c´est ailleurs.
Au nord, à l´est ou encore à l´ouest si les frontières avec le Maroc venaient à s´ouvrir. «Nous n´avons plus rien à faire ici. Nous rongeons notre frein en l´absence d´activités de loisir ou de travail. Même pour travailler comme manoeuvres, des patrons de chantiers préfèrent les clandestins de Oued Jorji qui triment pour une bouchée de pain», diront des jeunes au moment où nous nous apprêtions à quitter la ville. A la sortie, sur le pont qui enjambe Oued Jorji un clandestin qui nous a reconnu nous fera un signe d´au revoir de la main. Maghnia de l´aveu des ses habitants n´a pas profité des largesses des pouvoirs publics. Elle a enfanté un président de la République, des ministres, de hauts responsables dans la hiérarchie de l´Etat, mais tous s´en sont détournés une fois les cimes du pouvoir atteintes «Lalla Maghnia a donné des martyrs à la révolution, elle a donné Mohamed Khemisti et des centaines de cadres à l´Algérie, mais elle n´a rien reçu en retour», dira un vieux, rencontré dans le taxi qui nous ramenait à Tlemcen.