On a changé, dites-vous?
Il y a toujours cette idée de salut, de rédemption, de providence qui reste attachée aux basques des leaders du parti dissous.
Le maître mot, qui est revenu dans les propos de l´exilé d´Allemagne, Rabah Kebir, est celui d´évolution. S´il entend participer à la vie politique du pays, c´est parce que précise-t-il, les choses ont beaucoup changé. Entendre par là que l´Algérie de 2006 n´est pas celle de 1992. Entre-temps, on le sait, beaucoup d´eau a coulé sous les ponts. Beaucoup de sang, de larmes aussi.
Entre-temps, il y a eu la concorde civile, et enfin la réconciliation nationale. Ce n´est pas seulement une parenthèse, qui a été ouverte et fermée. Plutôt une étape nouvelle. Mais le retour de Rabah Kebir et de ses compagnons est, de loin, l´événement le plus spectaculaire induit par la Charte pour la paix et la réconciliation, même si certains considèrent qu´au-delà du 31 août, on est dans l´après-charte avec tout ce que cela sous-entend.
La charte autorise-t-elle Rabah Kebir et les responsables de l´ex-FIS à faire de la politique et partant à créer un parti politique? Les exégètes vous répondront que non. La charte ne prévoit pas ce cas de figure. Néanmoins, Rabah Kebir, ancien chef de la délégation du FIS à l´étranger, s´exprime comme s´il était le seul leader de ce qui reste du parti dissous, et à ce titre, il ne s´embarrasse pas de mots et ne prend pas de gants pour dire tout haut ce que d´autres pensent tout bas: Oui, il est bien revenu pour contribuer à la stabilisation politique du pays, même si cela doit passer par la fondation d´un parti du «salut» (el inkad). Par conséquent, même si la situation de l´Algérie a changé, il y a toujours cette idée de salut, de rédemption, de providence qui reste attachée aux basques des leaders du parti dissous. Et donc de pays et de peuple à sauver.
La position de Boudjerra Soltani, président du parti rival, membre de la coalition gouvernementale, qui soutient l´idée du retour de l´ex-FIS sur la scène, participe de cette volonté de la recomposition de la scène politique nationale. D´où le séisme provoqué par la venue puis par les déclarations de Rabah Kebir sur l´ensemble de la classe politique nationale, ce qui fait qu´on n´est pas du tout loin de la diabolisation. Au point que les autres se rappellent ce proverbe qui dit que pour dîner avec le diable, il faut se procurer une longue cuillère. Cependant, les tractations en cours tirent leur essence de tout ce qui s´est passé au cours de la décennie 90. Un petit retour en arrière nous fait voir qu´après trente ans de parti unique et d´unicité de pensée, on a assisté, à partir de 1989, à une ébullition qui a donné naissance à une pléthore de formations politiques, qui arrivaient sur la place sans aucune expérience, sans programme et sans base militante. Quinze personnes se réunissaient, déposaient un dossier au ministère de l´Intérieur, avant d´obtenir une subvention et un local. Un seul parti n´avait pas pu obtenir, à l´époque, son agrément et les privilèges y afférents: le PPA, considéré comme un parti historique et un patrimoine de tous les Algériens.
Et puis, le premier choc à lépreuve des urnes. Consécration de l´ex-FIS, qui remporte, en juin 1990 haut la main, les assemblées locales et élimination du Pags. Dans le jargon même du marxisme, le populisme venait d´écraser un parti d´avant-garde. C´était un étonnant retournement de situation, car le 5 octobre 1988 avait été qualifié par les analystes, d´échec du populisme version FLN.
En d´autres termes, tout ce qui avait été conjuré par les élites ou les pseudo élites du pays revenait en force, et cela n´avait été possible que parce que les choses avaient été facilitées aux compagnons de Ali Benhadj et de Abassi Madani: les mosquées transformées en tribunes, politisation de l´islam, et détérioration du pouvoir d´achat de larges couches de la population. En l´occurrence, c´est l´Etat lui-même qui avait donné le mauvais exemple: il avait, tout au long des années 70 et 80, fait de la religion un opium du peuple, pour endormir les masses. Il recevait donc en pleine figure les boomerangs qu´il avait lancés en son temps. Il récoltait la tempête que son vent avait semée. Tout comme il avait laissé se détériorer le pouvoir d´achat des couches moyennes.
A l´époque, Benhadj soutenait que la démocratie est kofr. Il n´était pas seul. Tout comme au lendemain du premier tour des législatives interrompues de décembre 1991, les prêches enflammés des imams du parti dissous ordonnaient aux milliers de cadres contrariés par la victoire islamiste de changer leurs habitudes alimentaires et vestimentaires, sinon de prendre le bateau pour quitter le pays. Des milices bien entraînées et armées attaquaient la caserne de Guemar. Des spectacles étaient interdits. Et puis, ce fut l´occupation des rues.
En affirmant aujourd´hui: «Nous avons changé» Rabah Kebir veut-il faire entendre par là que ce discours radical est derrière nous? Que les cadres de l´ex-FIS ont tiré les leçons du passé. Qu´ils ne considèrent plus la démocratie comme Kofr et qu´ils respectent les habitudes alimentaires et vestimentaires de tous les Algériens? Et que personne ne songe à chasser les Algériens de leur propre pays?